Cet intéressant entretien fut interrompu par M. le premier clerc qui entra tout affairé; sa venue fut saluée par une acclamation générale, et tous les yeux se tournèrent sympathiquement vers le dindon avec une impatiente convoitise.
– Sans reproche, seigneur, vous nous faites diablement attendre, dit Chalamel.
– Prenez garde: une autre fois… notre appétit ne sera pas aussi subordonné.
– Eh! messieurs, ce n’est pas ma faute… je me faisais plus de mauvais sang que vous… Ma parole d’honneur, il faut que le patron soit devenu fou!
– Quand je vous le disais!
– Mais que cela ne nous empêche pas de manger…
– Au contraire!
– Nous parlerons tout aussi bien la bouche pleine.
– Nous parlerons mieux, s’écria le saute-ruisseau, pendant que Chalamel, dépeçant le dindon, dit au maître clerc:
– À propos, de quoi donc vous figurez-vous que le patron est fou?
– Nous avions déjà une velléité de le croire parfaitement abruti lorsqu’il nous a alloué quarante sous par tête pour notre déjeuner… quotidien.
– J’avoue que cela m’a surpris autant que vous, messieurs; mais cela n’était rien, absolument rien, auprès de ce qui vient de se passer tout à l’heure.
– Ah bah!
– Ah çà! est-ce que ce malheureux-là deviendrait assez insensé pour nous forcer d’aller dîner tous les jours à ses frais au Cadran-Bleu?
– Et ensuite au spectacle?
– Et ensuite au café, finir la soirée par un punch?
– Et ensuite…
– Messieurs, riez tant que vous voudrez, mais la scène à laquelle je viens d’assister est plutôt effrayante que plaisante.
– Eh bien! racontez-nous-la donc, cette scène.
– Oui, c’est ça, ne vous occupez pas de déjeuner, dit Chalamel, nous voilà tout oreilles.
– Et tout mâchoires, mes gaillards! Je vous vois venir; pendant que je parlerais, vous joueriez des dents… et le dindon serait fini avant mon histoire. Patience, ce sera pour le dessert.
Fut-ce l’aiguillon de la faim ou de la curiosité qui activa les jeunes praticiens, nous ne le savons; mais ils mirent une telle rapidité dans leur opération gastronomique que le moment du récit du maître clerc arriva presque instantanément.
Pour n’être pas surpris par le patron, on envoya en vedette dans la pièce voisine le saute-ruisseau, à qui la carcasse et les pattes de la bête avaient été libéralement dévolues.
M. le maître clerc dit à ses collègues:
– D’abord il faut que vous sachiez que depuis quelques jours le portier s’inquiétait de la santé du patron; comme le bonhomme veille très-tard, il avait vu plusieurs fois M. Ferrand descendre dans le jardin la nuit, malgré le froid ou la pluie, et s’y promener à grands pas. Il s’est hasardé une fois à sortir de sa niche et à demander à son maître s’il avait besoin de quelque chose. Le patron l’a envoyé se coucher d’un tel ton que, depuis, le portier s’est tenu coi, et qu’il s’y tient toujours dès qu’il entend le patron descendre au jardin, ce qui arrive presque toutes les nuits, tel temps qu’il fasse.
– Le patron est peut-être somnambule?
– Ça n’est pas probable… mais de pareilles promenades nocturnes annoncent une fameuse agitation… J’arrive à mon histoire… Tout à l’heure je me rends dans le cabinet du patron pour lui demander quelques signatures… au moment où je mettais la main au bouton de la serrure… il me semble entendre parler… je m’arrête… et je distingue deux ou trois cris sourds… on eût dit des plaintes étouffées. Après avoir un instant hésité à entrer… ma foi… craignant quelque malheur… j’ouvre la porte…
– Eh bien?
– Qu’est-ce que je vois? le patron à genoux… par terre…
– À genoux?
– Par terre?
– Oui… agenouillé sur le plancher… le front dans ses mains… et les coudes appuyés sur le fond d’un de ses vieux fauteuils…
– C’est tout simple; sommes-nous bêtes! il est si cagot, il faisait une prière d’extra.
– Ce serait une drôle de prière, en tout cas! On n’entendait que des gémissements étouffés; seulement de temps en temps il murmurait entre ses dents: «Mon Dieu… mon Dieu… mon Dieu!…» comme un homme au désespoir. Et puis… voilà qui est encore bizarre… Dans un mouvement qu’il a fait, comme pour se déchirer la poitrine avec les ongles, sa chemise s’est entr’ouverte et j’ai très-bien distingué sur sa peau velue un petit portefeuille rouge suspendu à son cou par une chaînette d’acier…
– Tiens… tiens… tiens… Alors?
– Alors, ma foi, voyant ça, je ne savais plus si je devais rester ou sortir.
– Ça aurait été aussi mon opinion politique.
– Je restais donc là… très-embarrassé, lorsque le patron se relève et se retourne tout à coup; il avait entre ses dents un vieux mouchoir de poche à carreaux… ses lunettes restèrent sur le fauteuil… Non… non, messieurs… de ma vie je n’ai vu une figure pareille; il avait l’air d’un damné. Je me recule effrayé, ma parole d’honneur! effrayé. Alors lui…
– Vous saute à la gorge?
– Vous n’y êtes pas. Il me regarde d’abord d’un air égaré; puis, laissant tomber son mouchoir, qu’il avait sans doute rongé, coupé en grinçant des dents, il s’écrie en se jetant dans mes bras: «Ah! je suis bien malheureux!»
– Quelle farce!
– Quelle farce! Eh bien! ça n’empêche pas que malgré sa figure de tête de mort, quand il a prononcé ces mots-là… sa voix était si déchirante… je dirais presque si douce…
– Si douce… allons donc… il n’y a pas de crécelle, pas de chat-huant enrhumé dont le cri ne semble de la musique auprès de la voix du patron!
– C’est possible, ça n’empêche pas que dans ce moment sa voix était si plaintive que je me suis senti presque attendri, d’autant plus que M. Ferrand n’est pas expansif habituellement. «Monsieur, lui dis-je, croyez que… – Laisse-moi! Laisse-moi! me répondit-il en m’interrompant, cela soulage tant de pouvoir dire à quelqu’un ce que l’on souffre…» Évidemment il me prenait pour un autre.
– Il vous a tutoyé? Alors vous nous devez deux bouteilles de Bordeaux:
Quand le patron vous a tutoyé,
À boire, vous devez payer.
«C’est le proverbe qui le dit, c’est sacré: les proverbes sont la sagesse des nations.
– Voyons, Chalamel, laissez là vos rébus: Vous comprenez bien, messieurs, qu’en entendant le patron me tutoyer, j’ai tout de suite compris qu’il se méprenait ou qu’il avait une fièvre chaude. Je me suis dégagé en lui disant: «Monsieur, calmez-vous!… Calmez-vous!… C’est moi.» Alors il m’a regardé d’un air stupide.