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Le soir même de son arrivée, restée seule avec Jacques Ferrand, qui, afin de ne pas l’effaroucher, affecta de la regarder à peine et lui ordonna brusquement d’aller se coucher, elle lui avoua naïvement que la nuit elle avait grand’peur des voleurs; mais qu’elle était forte, résolue et prête à se défendre.

– Avec quoi? demanda Jacques Ferrand.

– Avec ceci…, répondit la créole en tirant de l’ample pelisse de laine dont elle était enveloppée un petit stylet parfaitement acéré, dont la vue fit réfléchir le notaire.

Pourtant, persuadé que sa nouvelle servante ne redoutait que les voleurs, il la conduisit dans la chambre qu’elle devait occuper (l’ancienne chambre de Louise). Après avoir examiné les localités, Cecily lui dit en tremblant et en baissant les yeux que, par suite de la même peur, elle passerait la nuit sur une chaise parce qu’elle ne voyait à la porte ni verrou ni serrure.

Jacques Ferrand, déjà complètement sous le charme, mais ne voulant rien compromettre en éveillant les soupçons de Cecily, lui dit d’un ton bourru qu’elle était sotte et folle d’avoir de telles craintes, mais il lui promit que le lendemain le verrou serait placé.

La créole ne se coucha pas.

Au matin, le notaire monta chez elle pour la mettre au fait de son service. Il s’était promis de garder pendant les premiers jours une hypocrite réserve à l’égard de sa nouvelle servante, afin de lui inspirer une confiance trompeuse; mais, frappé de sa beauté, qui au grand jour semblait plus éclatante encore, égaré, aveuglé par les désirs qui le transportaient déjà, il balbutia quelques compliments sur la taille et sur la beauté de Cecily.

Celle-ci, d’une sagacité rare, avait jugé, dès sa première entrevue avec le notaire, qu’il était complètement sous le charme; à l’aveu qu’il lui fit de sa flamme, elle crut devoir se dépouiller brusquement de sa feinte timidité, et, ainsi que nous l’avons dit, changer de masque.

La créole prit donc tout à coup un air effronté.

Jacques Ferrand s’extasiant de nouveau sur la beauté des traits et sur la taille enchanteresse de sa nouvelle bonne:

– Regardez-moi donc bien en face, lui dit résolument Cecily. Quoique vêtue, en paysanne alsacienne, est-ce que j’ai l’air d’une servante?

– Que voulez-vous dire? s’écria Jacques Ferrand.

– Voyez cette main… Est-elle accoutumée à de rudes travaux?

Et elle montra une main blanche, charmante, aux doigts fins et déliés, aux ongles roses, et polis comme de l’agate, mais dont la couronne légèrement bistrée trahissait le sang mêlé.

– Et ce pied, est-ce un pied de servante?

Et elle avança un ravissant petit pied coquettement chaussé, que le notaire n’avait pas encore remarqué, et qu’il ne quitta des yeux que pour contempler Cecily avec ébahissement.

– J’ai dit à ma tante Pipelet ce qui m’a convenu; elle ignore ma vie passée, elle a pu me croire réduite à une telle condition… par la mort de mes parents, et me prendre pour une servante; mais vous avez, j’espère, trop de sagacité pour partager son erreur, cher maître?

– Et qui êtes-vous donc? s’écria Jacques Ferrand de plus en plus surpris de ce langage.

– Ceci est mon secret… Pour des raisons à moi connues, j’ai dû quitter l’Allemagne sous ces habits de paysanne; je voulais rester cachée à Paris pendant quelque temps le plus secrètement possible. Ma tante, me supposant réduite à la misère, m’a proposé d’entrer chez vous, m’a parlé de la vie solitaire qu’on menait forcément dans votre maison et m’a prévenue que je ne sortirais jamais… J’ai vite accepté. Sans le savoir, ma tante allait au-devant de mon plus vif désir. Qui pourrait me chercher et me découvrir ici?

– Vous vous cachez!… Et qu’avez-vous donc fait pour être obligée de vous cacher?

– De doux péchés peut-être… mais ceci est encore mon secret.

– Et quelles sont vos intentions, mademoiselle?

– Toujours les mêmes. Sans vos compliments significatifs sur ma taille et sur ma beauté, je ne vous aurais peut-être pas fait cet aveu… que votre perspicacité eût d’ailleurs tôt ou tard provoqué… Écoutez-moi donc bien, mon cher maître: j’ai accepté momentanément la condition ou plutôt le rôle de servante: les circonstances m’y obligent… j’aurai le courage de remplir ce rôle jusqu’au bout… j’en subirai toutes les conséquences… je vous servirai avec zèle, activité, respect, pour conserver ma place… c’est-à-dire une retraite sûre et ignorée. Mais au moindre mot de galanterie, mais à la moindre liberté que vous prendriez avec moi, je vous quitte, non par pruderie… rien en moi, je crois, ne sent la prude…

Et elle darda un regard chargé d’électricité sensuelle jusqu’au fond de l’âme du notaire, qui tressaillit.

– Non, je ne suis pas prude, reprit-elle avec un sourire provocant qui laissa voir des dents éblouissantes. Vive Dieu! quand l’amour me mord, les bacchantes sont des saintes auprès de moi… Mais soyez juste… et vous conviendrez que votre servante indigne ne peut que vouloir faire honnêtement son métier de servante. Maintenant vous savez mon secret, ou du moins une partie de mon secret. Voudriez-vous, par hasard, agir en gentilhomme? Me trouvez-vous trop belle pour vous servir? Désirez-vous changer de rôle, devenir mon esclave? Soit! franchement je préférerais cela… mais toujours à cette condition que je ne sortirai jamais d’ici et que vous aurez pour moi des attentions toutes paternelles… ce qui ne vous empêchera pas de me dire que vous me trouvez charmante: ce sera la récompense de votre dévouement et de votre discrétion…

– La seule? La seule? dit Jacques Ferrand en balbutiant.

– La seule… à moins que la solitude et le diable ne me rendent folle… ce qui est impossible, car vous me tiendrez compagnie, et, en votre qualité de saint homme, vous conjurerez le démon.

«Voyons, décidez-vous, pas de position mixte… ou je vous servirai ou vous me servirez; sinon je quitte votre maison… et je prie ma tante de me trouver une autre place… Tout ceci doit vous sembler étrange: soit; mais si vous me prenez pour une aventurière… sans moyens d’existence, vous avez tort… Afin que ma tante fût ma complice sans le savoir, je lui ai laissé croire que j’étais assez pauvre pour ne pas posséder de quoi acheter d’autres vêtements que ceux-ci… J’ai pourtant, vous le voyez, une bourse assez bien garnie; de ce côté, de l’or… de l’autre, des diamants (et Cecily montra au notaire une longue bourse de soie rouge remplie d’or et à travers laquelle on voyait aussi briller quelques pierreries); malheureusement tout l’argent du monde ne me donnerait pas une retraite aussi sûre que votre maison, si isolée par l’isolement même où vous vivez… Acceptez donc l’une ou l’autre de mes offres; vous me rendrez service. Vous le voyez, je me mets presque à votre discrétion; car vous dire: «Je me cache», c’est vous dire: «On me cherche…» Mais je suis sûre que vous ne me trahirez pas, dans le cas même où vous sauriez comment me trahir…