Loin de là, jeté au milieu d’une tourbe de bandits, aux yeux desquels le moindre signe de repentir est une lâcheté, ou plutôt une trahison qu’ils font chèrement expier – car, dans leur sauvage endurcissement, dans leur stupide défiance, ils regardent comme capable de les espionner tout homme (s’il s’en trouve) qui, triste et morne, regrettant sa faute, ne partage pas leur audacieuse insouciance et frémit à leur contact.
Jeté, disons-nous, au milieu de ces bandits, Nicolas Martial, connaissant dès longtemps et par tradition les mœurs des prisons, surmonta sa faiblesse et voulut paraître digne d’un nom déjà célèbre dans les annales du vol et du meurtre.
Quelques vieux repris de justice avaient connu son père le supplicié, d’autres son frère le galérien; il fut reçu et aussitôt patronné par ces vétérans du crime avec un intérêt farouche.
Ce fraternel accueil de meurtrier à meurtrier exalta le fils de la veuve; ces louanges données à la perversité héréditaire de sa famille l’enivrèrent. Oubliant bientôt, dans ce hideux étourdissement, l’avenir qui le menaçait, il ne se souvint de ses forfaits passés que pour s’en glorifier et les exagérer encore aux yeux de ses compagnons.
L’expression de la physionomie de Martial était donc aussi insolente que celle de son visiteur était inquiète et consternée.
Ce visiteur était le père Micou, le receleur logeur du passage de la Brasserie, dans la maison duquel Mme de Fermont et sa fille, victimes de la cupidité de Jacques Ferrand, avaient été obligées de se retirer.
Le père Micou savait de quelles peines il était passible pour avoir maintes fois acquis à vil prix le fruit des vols de Nicolas et de bien d’autres.
Le fils de la veuve étant arrêté, le receleur se trouvait presque à la discrétion du bandit, qui pouvait le désigner comme son acheteur habituel. Quoique cette accusation ne pût être appuyée de preuves flagrantes, elle n’en était pas moins très-dangereuse, très-redoutable pour le père Micou; aussi avait-il immédiatement exécuté les ordres que Nicolas lui avait fait transmettre par un libéré sortant.
– Eh bien! comment ça va-t-il, père Micou? lui dit le brigand.
– Pour vous servir, mon brave garçon, répondit le receleur avec empressement. Dès que j’ai vu la personne que vous m’avez envoyée tout de suite, je me…
– Tiens! pourquoi donc que vous ne me tutoyez plus, père Micou? dit Nicolas en l’interrompant d’un air sardonique. Est-ce que vous me méprisez… parce que je suis dans la peine?…
– Non, mon garçon, je ne méprise personne…, dit le receleur qui ne se souciait pas d’afficher sa familiarité passée avec ce misérable.
– Eh bien! alors, dites-moi tu… comme d’habitude, ou je croirai que vous n’avez plus d’amitié pour moi, et ça me fendrait le cœur…
– À la bonne heure, dit le père Micou en soupirant. Je me suis donc occupé tout de suite de tes petites commissions.
– Voilà qui est parler, père Micou… je savais bien que vous n’oublieriez pas les amis. Et mon tabac?
– J’en ai déposé deux livres au greffe, mon garçon.
– Il est bon?
– Tout ce qu’il y a de meilleur.
– Et le jambonneau?
– Aussi déposé avec un pain blanc de quatre livres; j’y ai ajouté une petite surprise à laquelle tu ne t’attendais pas… une demi-douzaine d’œufs durs et une belle tête de Hollande…
– C’est ce qui s’appelle se conduire en ami! Et du vin?
– Il y a six bouteilles cachetées, mais tu sais qu’on ne t’en délivrera qu’une bouteille par jour.
– Que voulez-vous!… Faut bien en passer par là.
– J’espère que tu es content de moi, mon garçon?
– Certainement, et je le serai encore, et je le serai toujours, père Micou, car ce jambonneau, ce fromage, ces œufs et ce vin ne dureront que le temps d’avaler… mais, comme dit l’autre, quand il n’y en aura plus, il y en aura encore, grâce au papa Micou, qui me donnera encore du nanan si je suis gentil.
– Comment!… tu veux…?
– Que dans deux ou trois jours vous me renouveliez mes petites provisions, père Micou.
– Que le diable me brûle si je le fais! C’est bon une fois.
– Bon une fois! Allons donc! Des jambons et du vin, c’est bon toujours, vous savez bien ça.
– C’est possible, mais je ne suis pas chargé de te nourrir de friandises.
– Ah! père Micou! c’est mal, c’est injuste, me refuser du jambon, à moi qui vous ai si souvent porté du gras-double[10].
– Tais-toi donc, malheureux! dit le receleur effrayé.
– Non, j’en ferai juge le curieux[11]; je lui dirai: «Figurez-vous que le père Micou…»
– C’est bon, c’est bon, s’écria le receleur, voyant avec autant de crainte que de colère Nicolas très-disposé à abuser de l’empire que lui donnait leur complicité, j’y consens… je te renouvellerai ta provision, quand elle sera finie.
– C’est juste… rien que juste… Faudra pas non plus oublier d’envoyer du café à ma mère et à Calebasse, qui sont à Saint-Lazare; elles prenaient leur tasse tous les matins… ça leur manquerait.
– Encore! mais tu veux donc me ruiner, gredin?
– Comme vous voudrez, père Micou… n’en parlons plus… je demanderai au curieux si…
– Va donc pour le café, dit le receleur en l’interrompant. Mais que le diable t’emporte!… Maudit soit le jour où je t’ai connu!
– Mon vieux… moi c’est tout le contraire… dans ce moment, je suis ravi de vous connaître. Je vous vénère comme mon père nourricier.
– J’espère que tu n’as rien de plus à m’ordonner? reprit le père Micou avec amertume.
– Si… tu diras à ma mère et à ma sœur que, si j’ai tremblé quand on m’a arrêté, je ne tremble plus, et que je suis maintenant aussi déterminé qu’elles deux.
– Je leur dirai. Est-ce tout?
– Attendez donc. J’oubliais de vous demander deux paires de bas de laine bien chauds… vous ne voudriez pas que je m’enrhume, n’est-ce pas?
– Je voudrais que tu crèves!
– Merci, père Micou, ça sera pour plus tard; aujourd’hui j’aime autant autre chose… je veux la passer douce. Au moins si on me raccourcit comme mon père… j’aurai joui de la vie.
– Elle est propre, ta vie.
– Elle est superbe! Depuis que je suis ici, je m’amuse comme un roi. S’il y avait eu des lampions et des fusées, on aurait illuminé et tiré des fusées en mon honneur, quand on a su que j’étais le fils du fameux Martial, le guillotiné.