– Mon Dieu! Mon Dieu! reprit la pauvre femme en pleurant, avec quel sang-froid tu parles de cela!
– Quand j’en parlerais avec un sang chaud, qu’est-ce que j’y gagnerais? Voyons, sois donc raisonnable, Jeanne; faut-il que ce soit moi qui te console?
Jeanne essuya ses larmes, et soupira.
– Pour en revenir à mon affaire, reprit Pique-Vinaigre, j’étais arrivé tout près d’Auteuil, à la brune; je n’en pouvais plus; je ne voulais entrer dans Paris qu’à la nuit; je m’étais assis derrière une haie pour me reposer et réfléchir à mon plan de campagne. À force de réfléchir, j’ai fini par m’endormir; un bruit de voix m’a réveillé; il faisait tout à fait nuit; j’écoute… C’était un homme et une femme qui causaient sur la route, de l’autre côté de ma haie; l’homme disait à la femme: «- Qui veux-tu qui pense à venir nous voler? Est-ce que nous n’avons pas cent fois laissé la maison toute seule? – Oui, que reprend la femme, mais nous n’y avions pas cent francs dans notre commode. – Qu’est-ce qui le sait, bête? dit le mari. – T’as raison», reprend la femme, et ils filent. Ma foi, l’occasion me paraît trop belle pour la manquer, il n’y avait aucun danger. J’attends que l’homme et la femme soient un peu plus loin pour sortir de derrière ma haie; je regarde à vingt pas de là, je vois une petite maison de paysans, ça devait être la maison aux cent francs, il n’y avait que cette bicoque sur la route, Auteuil était à cinq cents pas de là. Je me dis: «Courage, mon vieux, il n’y a personne, il fait nuit; s’il n’y a pas de chien de garde (tu sais que j’ai toujours eu peur des chiens), l’affaire est faite.» Par bonheur il n’y avait pas de chien. Pour être plus sûr, je cogne à la porte, rien… ça m’encourage. Les volets du rez-de-chaussée étaient fermés, je passe mon bâton entre eux deux, je les force, j’entre par la fenêtre dans une chambre; il restait un peu de feu dans la cheminée; ça m’éclaire, je vois une commode dont la clef était ôtée: je prends la pincette, je force les tiroirs, et sous un tas de linge je trouve le magot enveloppé dans un vieux bas de laine; je ne m’amuse pas à prendre autre chose; je saute par la fenêtre et je tombe… devine où? Voilà une chance!
– Mon Dieu! Dis donc!
– Sur le dos du garde champêtre qui rentrait au village.
– Quel malheur!…
– La lune s’était levée; il me voit sortir par la fenêtre; il m’empoigne. C’était un camarade qui en aurait mangé dix comme moi… Trop poltron pour résister, je me résigne. Je tenais encore le bas à la main; il entend sonner l’argent, il prend le tout, le met dans sa gibecière et me force de le suivre à Auteuil. Nous arrivons chez le maire avec accompagnement de gamins et de gendarmes; on va attendre les propriétaires chez eux; à leur retour, ils font leur déclaration… Il n’y avait pas moyen de le nier; j’avoue tout, je signe le procès-verbal, on me met les menottes, et en route…
– Et te voilà en prison encore… pour longtemps peut-être?
– Écoute, Jeanne, je ne veux pas te tromper, ma fille; autant te dire cela tout de suite…
– Quoi donc encore, mon Dieu!…
– Voyons, du courage!…
– Mais parle donc!
– Eh bien! il ne s’agit plus de prison…
– Comment cela?
– À cause de la récidive, de l’effraction et de l’escalade de nuit dans une maison habitée… l’avocat me l’a dit: c’est un compte fait comme les petits pâtés… j’en aurai pour quinze ou vingt ans de bagne et l’exposition par-dessus le marché.
– Aux galères! Mais toi si faible, tu y mourras! s’écria la malheureuse femme en éclatant en sanglots.
– Et si je m’étais enrôlé dans les blanc-de-cérusiens?…
– Mais les galères, mon Dieu! Les galères!
– C’est la prison au grand air, avec une casaque rouge au lieu d’une brune; et puis j’ai toujours été curieux de voir la mer… Quel badaud de Parisien je fais… hein?
– Mais l’exposition… malheureux!… Être là exposé au mépris de tout le monde… Oh! mon Dieu! Mon Dieu! Mon pauvre frère!…
Et l’infortunée se reprit à pleurer.
– Voyons, voyons. Jeanne… sois donc raisonnable… c’est un mauvais quart d’heure à passer… et encore je crois qu’on est assis… Et puis, est-ce que je ne suis pas habitué à voir la foule? Quand je faisais mes tours de gobelets, j’avais toujours un tas de monde autour de moi; je me figurerai que j’escamote, et si ça me fait trop d’effet je fermerai les yeux; ce sera absolument comme si on ne me voyait pas.
En parlant avec autant de cynisme, ce malheureux voulait moins faire acte d’une criminelle insensibilité que consoler et rassurer sa sœur par cette apparence d’indifférence.
Pour un homme habitué aux mœurs des prisons, et chez lequel toute honte est nécessairement morte, le bagne n’est, en effet, qu’un changement de condition, un changement de casaque, comme Pique-Vinaigre le disait avec une effrayante vérité.
Beaucoup de détenus des prisons centrales, préférant même le bagne, à cause de la vie bruyante qu’on y mène, commettent souvent des tentatives de meurtre pour être envoyés à Brest ou à Toulon.
Cela se conçoit: avant d’entrer au bagne, ils avaient presque autant de labeur, selon leur professions.
La condition des plus honnêtes ouvriers des ports n’est pas moins rude que celle des forçats; ils entrent aux ateliers et en sortent aux mêmes heures, enfin les grabats où ils reposent leurs membres brisés de fatigue ne sont souvent pas meilleurs que ceux de la chiourme.
Ils sont libres! dira-t-on.
Oui, libres… un jour… le dimanche, et ce jour est aussi un jour de repos pour les forçats.
Mais ils n’ont pas la honte, la flétrissure?
Eh! qu’est-ce que la honte et la flétrissure pour ces misérables, qui, chaque jour, se bronzent l’âme dans cette fournaise infernale, qui prennent tous les grades d’infamie dans cette école mutuelle de perdition, où les plus criminels sont les plus considérés?
Telles sont donc les conséquences du système de pénalité actuelle.
L’incarcération est très-recherchée.
Le bagne… souvent demandé…
– Vingt ans de galères, mon Dieu! Mon Dieu! répétait la pauvre sœur de Pique-Vinaigre.
– Mais rassure-toi donc, Jeanne; on ne m’en donnera que pour mon argent; je suis trop faible pour qu’on me mette aux travaux de force. S’il n’y a pas de fabrique de trompettes et de sabres de bois, comme à Melun, on me mettra au travail doux, on m’emploiera à l’infirmerie; je ne suis pas récalcitrant, je suis bon enfant, je conterai des histoires comme j’en conte ici; je me ferai adorer de mes chefs, estimer de mes camarades, et je t’enverrai des noix de coco gravées et des boîtes de paille pour mes neveux et pour mes nièces. Enfin, le vin est tiré, il faut le boire.
– Si tu m’avais seulement écrit que tu venais à Paris, j’aurais tâché de te cacher et de t’héberger en attendant que tu aies trouvé de l’ouvrage.