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– Que voulais-tu que je fasse?… J’ai bien été forcée de souffrir ce que je ne pouvais pas empêcher!… Tant qu’il y a eu chez nous quelque chose à vendre, mon mari l’a vendu pour aller au cabaret avec sa maîtresse, tout, jusqu’à la robe du dimanche de ma petite fille.

– Mais l’argent de tes journées, pourquoi le lui donnais-tu?… Pourquoi ne le cachais-tu pas?

– Je le cachais; mais il me battait tant… que j’étais bien obligée de le lui donner… C’était moins à cause des coups que je lui cédais… que parce que je me disais: «À la fin il n’a qu’à me blesser assez grièvement pour que je sois hors d’état de travailler de longtemps, qu’il me casse un bras, je suppose: alors qu’est-ce que je deviendrai?… Qui soignera, qui nourrira mes enfants?… Si je suis forcée d’aller à l’hospice, il faudra donc qu’ils meurent de faim pendant ce temps-là?…» Aussi tu conçois, mon frère, j’aimais encore mieux donner mon argent à mon mari, afin de n’être pas battue, blessée… et de rester bonne à travailler.

– Pauvre femme, va!… On parle de martyrs; c’est toi qui l’as été, martyre!

– Et pourtant je n’ai jamais fait de mal à personne; je ne demandais qu’à travailler, qu’à soigner mon mari et mes enfants. Mais que veux-tu, il y a des heureux et des malheureux, comme il y a des bons et des méchants.

– Oui, et c’est étonnant comme les bons sont heureux!… Mais enfin en es-tu tout à fait débarrassée, de ton gueux de mari?

– Je l’espère, car il ne m’a quittée qu’après avoir vendu jusqu’à mon bois de lit et au berceau de mes deux petits enfants… Mais quand je pense qu’il voulait bien pis encore…

– Quoi donc?

– Quand je dis lui, c’était plutôt cette vilaine femme qui le poussait; c’est pour ça que je t’en parle. Enfin un jour il m’a dit: «Quand dans un ménage il y a une jolie fille de quinze ans comme la nôtre, on est des bêtes de ne pas profiter de sa beauté.»

– Ah bon! je comprends… Après avoir vendu les nippes, il veut vendre les corps!…

– Quand il a dit cela, vois-tu, Fortuné, mon sang n’a fait qu’un tour, et il faut être juste, je l’ai fait rougir de honte par mes reproches; et comme sa mauvaise femme voulait se mêler de notre querelle en soutenant que mon mari pouvait faire de sa fille ce qu’il voulait, je l’ai traitée si mal, cette malheureuse, que mon mari m’a battue, et c’est depuis cette scène-là que je ne les ai plus revus.

– Tiens, vois-tu, Jeanne, il y a des gens condamnés à dix ans de prison qui n’en ont pas tant fait que ton mari… Au moins ils ne dépouillaient que des étrangers… C’est un fier gueux!…

– Dans le fond, il n’est pourtant pas méchant, vois-tu. C’est de mauvaises connaissances de cabaret qui l’ont dérangé…

– Oui, il ne ferait pas de mal à un enfant; mais à une grande personne, c’est différent…

– Enfin, que veux-tu! il faut bien prendre la vie comme le bon Dieu nous l’envoie… Au moins, mon mari parti, je n’avais plus à craindre d’être estropiée par un mauvais coup; j’ai repris courage… Faute d’avoir de quoi racheter un matelas, car avant tout il faut vivre et payer son terme, et à nous deux ma fille aînée, ma pauvre Catherine, à peine nous gagnons quarante sous par jour, mes deux autres enfants étant trop petits pour rien gagner encore… faute d’un matelas, nous couchions sur une paillasse faite avec de la paille que nous ramassions à la porte d’un emballeur de notre rue.

– Et j’ai mangé ma masse!… Et j’ai mangé ma masse!…

– Que veux-tu… tu ne pouvais pas savoir ma peine, puisque je ne t’en parlais pas. Enfin nous avons redoublé de travail nous deux Catherine… Pauvre enfant, si tu savais comme c’est honnête, et laborieux, et bon! Toujours les yeux sur les miens pour savoir ce que je désire qu’elle fasse; jamais une plainte, et pourtant… elle en a déjà vu de cette misère… quoiqu’elle n’ait que quinze ans!… Ah! ça console de bien des choses, vois-tu, Fortuné, d’avoir une enfant pareille, dit Jeanne en essuyant ses yeux.

– C’est tout ton portrait… à ce que je vois. Il faut bien que tu aies cette consolation au moins…

– Je t’assure, va, que c’est plus pour elle que je me chagrine que pour moi; car il n’y a pas à dire, vois-tu, depuis deux mois elle ne s’est pas arrêtée de travailler un moment. Une fois par semaine elle sort pour aller savonner, aux bateaux du Pont-au-Change, à trois sous l’heure, le peu de linge que mon mari nous a laissé: tout le reste du temps, à l’attache comme un pauvre chien… Vrai, le malheur lui est venu trop tôt. Je sais bien qu’il faut toujours qu’il vienne; mais au moins il y en a qui ont une ou deux années de tranquillité… Ce qui me fait aussi beaucoup de chagrin dans tout ça, vois-tu, Fortuné, c’est de ne pouvoir t’aider en presque rien… Pourtant, je tâcherai…

– Ah çà! est-ce que tu crois que j’accepterais? Au contraire, je demandais un sou par paire d’oreilles pour leur raconter mes fariboles; j’en demanderai deux, ou ils se passeront des contes de Pique-Vinaigre, et ça t’aidera un peu dans ton ménage. Mais, j’y pense, pourquoi ne pas te mettre en garni? Comme ça ton mari ne pourrait rien vendre.

– En garni? Mais penses-y donc: nous sommes quatre, on nous demanderait au moins vingt sous par jour; qu’est-ce qui nous resterait pour vivre? Tandis que notre chambre ne nous coûte que cinquante francs par an.

– Allons, c’est juste, ma fille, dit Pique-Vinaigre avec une ironie amère, travaille, éreinte-toi pour refaire un peu ton ménage; dès que tu auras encore gagné quelque chose, ton mari te pillera de nouveau… et un beau jour il vendra ta fille comme il a vendu tes nippes.

– Oh! pour ça, par exemple, il me tuerait plutôt… Ma pauvre Catherine!

– Il ne te tuera pas, et il vendra ta pauvre Catherine. Il est ton mari, n’est-ce pas? Il est le chef de la communauté, comme t’a dit l’avocat, tant que vous ne serez pas séparés par la loi; et comme tu n’as pas cinq cents francs à donner pour ça, il faut te résigner: ton mari a le droit d’emmener sa fille de chez toi et où il veut… Une fois que lui et sa maîtresse s’acharneront à perdre cette pauvre enfant, est-ce qu’il ne faudra pas qu’elle y passe?…

– Mon Dieu!… Mon Dieu!… Mais si cette infamie était possible… il n’y aurait donc pas de justice?

– La justice! dit Pique-Vinaigre avec un éclat de rire sardonique, c’est comme la viande… c’est trop cher pour que les pauvres en mangent… Seulement, entendons-nous, s’il s’agit de les envoyer à Melun, de les mettre au carcan ou de les jeter aux galères, c’est une autre affaire, on leur donne cette justice-là gratis… Si on leur coupe le cou, c’est encore gratis… toujours gratis… Prrrrenez vos billets, ajouta Pique-Vinaigre avec son accent de bateleur. Ce n’est pas dix sous, deux sous, un sou, un centime que ça vous coûtera… non, messieurs; ça vous coûtera la bagatelle de… rien du tout… C’est à la portée de tout le monde; on ne fournit que sa tête… La coupe et la frisure sont aux frais du gouvernement… Voilà la justice gratis… Mais la justice qui empêcherait une honnête mère de famille d’être battue et dépouillée par un gueux de mari qui veut et peut faire argent de sa fille, cette justice-là coûte cinq cents francs… et il faudra t’en passer, ma pauvre Jeanne.