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– Tiens, Fortuné, dit la malheureuse mère en fondant en larmes, tu me mets la mort dans l’âme…

– C’est qu’aussi je l’ai… la mort dans l’âme, en pensant à ton sort… à celui de ta famille… et en reconnaissant que je n’y peux rien… J’ai l’air de toujours rire… mais ne t’y trompe pas, j’ai deux sortes de gaietés, vois-tu, Jeanne, ma gaieté gaie et ma gaieté triste… Je n’ai ni la force ni le courage d’être méchant, colère ou haineux comme les autres… ça s’en va toujours chez moi en paroles plus ou moins farces. Ma poltronnerie et ma faiblesse de corps m’ont empêché de devenir pire que je suis… Il a fallu l’occasion de cette bicoque isolée, où il n’y avait pas un chat, et surtout pas un chien, pour me pousser à voler. Il a fallu encore que par hasard il ait fait un clair de lune superbe; car la nuit, et seul, j’ai une peur de tous les diables!

– C’est ce qui me fait toujours te dire, mon pauvre Fortuné, que tu es meilleur que tu ne crois… Aussi j’espère que les juges auront pitié de toi…

– Pitié de moi? Un libéré récidiviste? Compte là-dessus! Après ça, je ne leur en veux pas; être ici, là ou ailleurs, ça m’est égal; et puis tu as raison, je ne suis pas méchant… et ceux qui le sont, je les hais à ma manière, en me moquant d’eux; faut croire qu’à force de conter des histoires où, pour plaire à mes auditeurs, je fais toujours en sorte que ceux qui tourmentent les autres par pure cruauté reçoivent à la fin des raclées indignes… je me serai habitué à sentir comme je raconte.

– Ils aiment des histoires pareilles, ces gens avec qui tu es… mon pauvre frère? Je n’aurais pas cru cela.

– Minute!… Si je leur contais des récits où un gaillard qui vole ou qui tue pour voler est roulé à la fin, ils ne me laisseraient pas finir; mais s’il s’agit ou d’une femme ou d’un enfant, ou, par exemple, d’un pauvre diable comme moi qu’on jetterait par terre en soufflant dessus, et qu’il soit poursuivi à outrance par une barbe noire qui le persécute seulement pour le plaisir de le persécuter, pour l’honneur, comme on dit, oh! alors ils trépignent de joie quand à la fin du conte la barbe noire reçoit sa paie. Tiens, j’ai surtout une histoire intitulée: Gringalet et Coupe-en-Deux, qui faisait les délices de la centrale de Melun, et que je n’ai pas encore racontée ici. Je l’ai promise pour ce soir; mais faudra qu’ils mettent crânement à ma tirelire, et tu en profiteras… Sans compter que je l’écrirai pour tes enfants… Gringalet et Coupe-en-Deux, ça les amusera; des religieuses liraient cette histoire-là, ainsi sois tranquille.

– Enfin, non pauvre Fortuné, ce qui me console un peu, c’est de voir que tu n’es pas aussi malheureux que d’autres, grâce à ton caractère.

– Bien sûr que si j’étais comme un détenu qui est de notre chambrée, je serais malfaisant à moi-même. Pauvre garçon!… J’ai bien peur qu’avant la fin de la journée il ne saigne d’un côté ou d’un autre, ça chauffe à rouge pour lui… il y a un mauvais complot monté pour ce soir à son intention…

– Ah! mon Dieu! on veut lui faire du mal?… Ne te mêle pas de ça, au moins, Fortuné!…

– Pas si bête!… j’attraperais des éclaboussures… C’est en allant et venant que j’ai entendu jaboter l’un et l’autre… on parlait de bâillon pour l’empêcher de crier… et puis, afin d’empêcher qu’on ne voie son exécution… ils veulent faire cercle autour de lui, en ayant l’air d’écouter un d’eux… qui sera censé lire tout haut un journal ou autre chose.

– Mais… pourquoi veut-on le maltraiter ainsi?…

– Comme il est toujours seul, qu’il ne parle à personne et qu’il a l’air dégoûté des autres, ils s’imaginent que c’est un mouchard, ce qui est très-bête; car au contraire il se faufilerait avec tout le monde, s’il voulait moucharder. Mais le fin de la chose est qu’il a l’air d’un monsieur, et que ça les offusque. C’est le capitaine du dortoir, nommé le Squelette ambulant, qui est à la tête du complot. Il est comme un vrai désossé après ce pauvre Germain; leur bête noire s’appelle ainsi. Ma foi, qu’ils s’arrangent, cela les regarde, je n’y peux rien. Mais tu vois, Jeanne, voilà à quoi ça sert d’être triste en prison, tout de suite on vous suspecte; aussi je ne l’ai jamais été, moi, suspecté. Ah çà! ma fille, assez causé, va-t’en voir chez toi si j’y suis, tu prends sur ton temps pour venir ici… moi je n’ai qu’à bavarder… toi, c’est différent… ainsi, bonsoir… Reviens de temps en temps; tu sais que j’en serai content.

– Mon frère, encore quelques moments, je t’en prie.

– Non, non, tes enfants t’attendent. Ah çà! tu ne leur dis pas, j’espère, que leur nononcle est pensionnaire ici?

– Ils te croient aux îles, comme autrefois ma mère. De cette manière, je peux leur parler de toi.

– À la bonne heure. Ah çà! va-t’en vite, vite.

– Oui, mais écoute, mon pauvre frère; je n’ai pas grand-chose, pourtant je ne te laisserai pas ainsi. Tu dois avoir si froid, pas de bas, et ce mauvais gilet! Nous t’arrangerons quelques hardes avec Catherine. Dame! Fortuné, tu penses, ce n’est pas l’envie de bien faire pour toi qui nous manque.

– De quoi? De quoi? Des hardes? mais j’en ai plein mes malles. Dès qu’elles vont arriver, j’aurai de quoi m’habiller comme un prince. Allons, ris donc un peu! Non? Eh bien! sérieusement, ma fille, ça n’est pas de refus… en attendant que Gringalet et Coupe-en-Deux aient rempli ma tirelire. Alors je te rendrai ça. Adieu, ma bonne Jeanne, la première fois que tu viendras, que je perde mon nom de Pique-Vinaigre si je ne te fais pas rire. Allons, va-t’en, je t’ai déjà trop retenue.

– Mais, mon frère, écoute donc!

– Mon brave, eh! mon brave, cria Pique-Vinaigre au gardien qui était assis à l’autre bout du couloir, j’ai fini ma conversation, je voudrais rentrer, assez causé.

– Ah! Fortuné… ce n’est pas bien… de me renvoyer ainsi, dit Jeanne.

– C’est au contraire très-bien. Allons, adieu, bon courage, et demain matin dis aux enfants que tu as rêvé de leur oncle qui est aux îles et qu’il t’a priée de les embrasser. Adieu.

– Adieu, Fortuné, dit la pauvre femme tout en larmes et en voyant son frère rentrer dans l’intérieur de la prison.

Rigolette, depuis que le recors s’était assis à côté d’elle, n’avait pu entendre la conversation de Pique-Vinaigre et de Jeanne; mais elle n’avait pas quitté celle-ci des yeux, pensant au moyen de savoir l’adresse de cette pauvre femme, afin de pouvoir, selon sa première idée, la recommander à Rodolphe.

Lorsque Jeanne se leva du banc pour quitter le parloir, la grisette s’approcha d’elle en lui disant timidement: