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– Madame, tout à l’heure, sans chercher à vous écouter, j’ai entendu que vous étiez frangeuse passementière?

– Oui, mademoiselle, répondit Jeanne, un peu surprise, mais prévenue en faveur de Rigolette par son air gracieux et sa charmante figure.

– Je suis couturière en robes, reprit la grisette maintenant que les franges et les passementeries sont à la mode, j’ai quelquefois des pratiques qui me demandent des garnitures à leur goût; j’ai pensé qu’il serait peut-être moins cher de m’adresser à vous, qui travaillez en chambre, que de m’adresser à un marchand, et que d’un autre côté je pourrais vous donner plus que ne vous donne votre fabricant.

– C’est vrai, mademoiselle, en prenant de la soie à mon compte cela me ferait un petit bénéfice… Vous êtes bien bonne de penser à moi… je n’en reviens pas…

– Tenez, madame, je vous parlerai franchement: j’attends la personne que je viens voir; n’ayant à causer avec personne, tout à l’heure, avant que ce monsieur se soit mis entre nous deux, sans le vouloir, je vous assure, je vous ai entendue parler à votre frère de vos chagrins, de vos enfants; je me suis dit: «Entre pauvres gens on doit s’aider.» L’idée m’est venue que je pourrais vous être bonne à quelque chose, puisque vous étiez frangeuse. Si, en effet, ce que je vous propose vous convient, voici mon adresse, donnez-moi la vôtre, de façon que lorsque j’aurai une petite commande à vous faire, je saurai où vous trouver.

Et Rigolette donna une de ses adresses à la sœur de Pique-Vinaigre.

Celle-ci, vivement touchée des procédés de la grisette, dit avec effusion:

– Votre figure ne m’avait pas trompée, mademoiselle; et puis, ne prenez pas cela pour de l’orgueil, mais vous avez un faux air de ma fille aînée, ce qui fait qu’en entrant je vous avais regardée par deux fois. Je vous remercie bien; si vous m’employez, vous serez contente de mon ouvrage, ce sera fait en conscience… Je me nomme Jeanne Duport… Je demeure rue de la Barillerie, n° 1.

– N° 1… ça n’est pas difficile à retenir. Merci, madame.

– C’est à moi de vous remercier, ma chère demoiselle, c’est si bon à vous… d’avoir tout de suite pensé à m’être utile! Encore une fois, je n’en reviens pas.

– Mais c’est tout simple, madame Duport, dit Rigolette avec un charmant sourire. Puisque j’ai un faux air de votre fille Catherine, ce que vous appelez ma bonne idée ne doit pas vous étonner.

– Êtes-vous gentille… chère demoiselle! Tenez, grâce à vous, je m’en irai un peu moins triste que je ne croyais; et puis peut-être que nous nous retrouverons ici quelquefois, car vous venez comme moi voir un prisonnier…

– Oui, madame…, répondit Rigolette en soupirant.

– Alors à revoir… du moins je l’espère, mademoiselle… Rigolette, dit Jeanne Duport après avoir jeté les yeux sur l’adresse de la grisette.

– Au revoir, madame Duport.

«Au moins, pensa Rigolette en allant se rasseoir sur son banc, je sais maintenant l’adresse de cette pauvre femme, et, bien sûr, M. Rodolphe s’intéressera à elle quand il saura combien elle est malheureuse, car il m’a toujours dit: «Si vous connaissez quelqu’un de bien à plaindre, adressez-vous à moi…»

Et Rigolette, se remettant à sa place, attendit avec impatience la fin de l’entretien de son voisin, afin de pouvoir faire demander Germain.

Maintenant, quelques mots sur la scène précédente.

Malheureusement, il faut l’avouer, l’indignation du misérable frère de Jeanne Duport avait été légitime… Oui… en disant que la loi était trop chère pour les pauvres, il disait vrai.

Plaider devant les tribunaux civils entraîne des frais énormes et inaccessibles aux artisans, qui vivent à grand-peine d’un salaire insuffisant.

Qu’une mère ou qu’un père de famille appartenant à cette classe toujours sacrifiée veuillent en effet obtenir une séparation de corps; qu’ils aient, pour l’obtenir, tous les droits possibles…

L’obtiendront-ils?

Non.

Car il n’y a pas un ouvrier en état de dépenser de quatre à cinq cents francs pour les onéreuses formalités d’un tel jugement.

Pourtant le pauvre n’a d’autre vie que la vie domestique; la bonne ou mauvaise conduite d’un chef de famille d’artisans n’est pas seulement une question de moralité, c’est une question de PAIN…

Le sort d’une femme du peuple, tel que nous venons d’essayer de le peindre, mérite-t-il donc moins d’intérêt, moins de protection, que celui d’une femme riche qui souffre des désordres ou des infidélités de son mari?

Rien de plus digne de pitié, sans doute, que les douleurs de l’âme.

Mais lorsqu’à ces douleurs se joint, pour une malheureuse mère, la misère de ses enfants, n’est-il pas monstrueux que la pauvreté de cette femme la mette hors la loi et la livre sans défense, elle et sa famille, aux odieux traitements d’un mari fainéant et corrompu?

Et cette monstruosité existe.

Et un repris de justice peut, dans cette circonstance comme dans d’autres, nier avec droit et logique l’impartialité des institutions au nom desquelles il est condamné.

Est-il besoin de dire ce qu’il y a de dangereux pour la société à justifier de pareilles attaques?

Quelle sera l’influence, l’autorité morale de ces lois, dont l’application est absolument subordonnée à une question d’argent?

La justice civile, comme la justice criminelle, ne devrait-elle pas être accessible à tous?

Lorsque des gens sont trop pauvres pour pouvoir invoquer le bénéfice d’une loi éminemment préservatrice et tutélaire, la société ne devrait-elle pas, à ses frais, en assurer l’application, par respect pour l’honneur et pour le repos des familles?

Mais laissons cette femme qui restera toute sa vie la victime d’un mari brutal et perverti, parce qu’elle est trop pauvre pour faire prononcer sa séparation de corps par la loi.

Parlons du frère de Jeanne Duport.

Ce réclusionnaire libéré sort d’un antre de corruption pour rentrer dans le monde; il a subi sa peine, payé sa dette par l’expiation.

Quelles précautions la société a-t-elle prises pour l’empêcher de retomber dans le crime?

Aucune…

Lui a-t-on avec une charitable prévoyance, rendu possible le retour au bien, afin de pouvoir sévir, ainsi que l’on sévit d’une manière terrible, s’il se montre incorrigible?

Non…

La perversité contagieuse de vos geôles est tellement connue, est si justement redoutée, que celui qui en sort est partout un sujet de mépris, d’aversion et d’épouvante: serait-il vingt fois homme de bien, il ne trouvera presque nulle part de l’occupation.

De plus, votre surveillance flétrissante l’exile dans de petites localités où ses antécédents doivent être immédiatement connus, et où il n’aura aucun moyen d’exercer les industries exceptionnelles souvent imposées aux détenus par les fermiers de travail des maisons centrales.