– Que Martial vous épouse, promettez de vivre honnêtement tous deux, et cette place, qui vous fait tant d’envie, je me fais fort de la lui faire obtenir, m’a-t-elle répondu.
– À moi, une place de garde?
– Oui… à toi…
– Mais tu as raison, c’est un rêve. S’il ne fallait que t’épouser pour avoir cette place, ma brave Louve, ça serait fait demain, si j’avais de quoi; car depuis aujourd’hui, vois-tu… tu es ma femme… ma vraie femme.
– Martial… je suis ta vraie femme?
– Ma vraie, ma seule, et je veux que tu m’appelles ton mari… c’est comme si le maire y avait passé.
– Oh! la Goualeuse avait raison… c’est fier à dire, mon mari! Martial… tu verras ta Louve au ménage, au travail, tu la verras…
– Mais cette place… est-ce que tu crois?…
– Pauvre petite Goualeuse, si elle se trompe… c’est sur les autres; car elle avait l’air de bien croire à ce qu’elle me disait… D’ailleurs, tantôt, en quittant la prison, l’inspectrice m’a dit que les protecteurs de la Goualeuse, gens très-haut placés, l’avaient fait sortir aujourd’hui même; ça prouve qu’elle a des bienfaiteurs puissants et qu’elle pourra tenir ce qu’elle m’a promis.
– Ah! s’écria tout à coup Martial en se levant, je ne sais pas à quoi nous pensons.
– Quoi donc?
– Cette jeune fille… elle est en bas, mourante peut-être… et au lieu de la secourir… nous sommes là…
– Rassure-toi, François et Amandine sont auprès d’elle; ils seraient montés s’il y avait eu plus de danger. Mais tu as raison, allons la trouver; il faut que tu la voies, celle à qui nous devrons peut-être notre bonheur.
Et Martial, s’appuyant sur le bras de la Louve, descendit au rez-de-chaussée.
Avant de les introduire dans la cuisine, disons ce qui s’était passé depuis que Fleur-de-Marie avait été confiée aux soins des deux enfants.
III Le docteur Griffon
François et Amandine venaient de transporter Fleur-de-Marie près du feu de la cuisine, lorsque M. de Saint-Remy et le docteur Griffon, qui avaient abordé au moyen du bateau de Nicolas, entrèrent dans la maison.
Pendant que les enfants ranimaient le foyer et y jetaient quelques fagots de peuplier, qui, bientôt embrasés, répandirent une vive flamme, le docteur Griffon donnait à la jeune fille les soins les plus empressés.
– La malheureuse enfant a dix-sept ans à peine! s’écria le comte profondément attendri.
Puis, s’adressant au docteur:
– Eh bien, mon ami?
– On sent à peine les battements du pouls; mais, chose singulière, la peau de la face n’est pas colorée en bleu chez ce sujet, comme cela arrive ordinairement après une asphyxie par submersion, répondit le docteur avec un sang-froid imperturbable, en considérant Fleur-de-Marie d’un air profondément méditatif.
Le docteur Griffon était un grand homme maigre, pâle et complètement chauve, sauf deux touffes de rares cheveux noirs soigneusement ramenés de derrière la nuque et aplatis sur ses tempes; sa physionomie creusée, sillonnée par les fatigues de l’étude, était roide, intelligente et réfléchie.
D’un savoir immense, d’une expérience consommée, praticien habile et renommé, médecin en chef d’un hospice civil (où nous le retrouverons plus tard), le docteur Griffon n’avait qu’un défaut, celui de faire, si cela peut se dire, complètement abstraction du malade et de ne s’occuper que de la maladie: jeune ou vieux, femme ou homme, riche ou pauvre, peu lui importait; il ne songeait qu’au fait médical plus ou moins curieux ou intéressant, au point de vue scientifique, que lui offrait le sujet.
Il n’y avait pour lui que des sujets.
– Quelle figure charmante!… Combien elle est belle encore, malgré cette effrayante pâleur! dit M. de Saint-Remy en contemplant Fleur-de-Marie avec tristesse. Avez-vous jamais vu des traits plus doux, plus candides, mon cher docteur?… Et si jeune… si jeune!…
– L’âge ne signifie rien, dit brusquement le médecin, pas plus que la présence de l’eau dans les poumons, que l’on croyait autrefois mortelle… On se trompait grossièrement; les admirables expériences de Goodwin… du fameux Goodwin, l’ont prouvé de reste.
– Mais, docteur…
– Mais c’est un fait…, répliqua M. Griffon, absorbé par l’amour de son art. Pour reconnaître la présence d’un liquide étranger dans les poumons, Goodwin a plongé plusieurs fois des chats et des chiens dans des baquets d’encre pendant quelques secondes, les en a retirés vivants et a disséqué mes gaillards quelque temps après… Eh bien! il s’est convaincu par la dissection que l’encre avait pénétré dans les poumons, et que la présence de ce liquide dans les organes de la respiration n’avait pas causé la mort des sujets.
Le comte connaissait le médecin, excellent homme au fond, mais que sa passion effrénée pour la science faisait souvent paraître dur, presque cruel.
– Avez-vous au moins quelque espoir? lui demanda M. de Saint-Remy avec impatience.
– Les extrémités du sujet sont bien froides, dit le médecin, il reste peu d’espoir.
– Ah! mourir à cet âge… malheureuse enfant!… C’est affreux.
– Pupille fixe… dilatée…, reprit le docteur impassible en soulevant du bout du doigt la paupière glacée de Fleur-de-Marie.
– Homme étrange! s’écria le comte presque avec indignation, on vous croirait impitoyable, et je vous ai vu veiller auprès de mon lit des nuits entières… J’eusse été votre frère, que vous n’eussiez pas été pour moi plus admirablement dévoué.
Le docteur Griffon, tout en s’occupant de secourir Fleur-de-Marie, répondit au comte sans le regarder, avec un flegme imperturbable:
– Parbleu, si vous croyez qu’on rencontre tous les jours une fièvre ataxique aussi merveilleusement bien compliquée, aussi curieuse à étudier que celle que vous aviez! C’était admirable… mon bon ami, admirable! Stupeur, délire, soubresauts des tendons, syncopes, elle réunissait les symptômes les plus variés, votre chère fièvre; vous avez même été, chose rare, très-rare et éminemment intéressante… vous avez même été affecté d’un état partiel et momentané de paralysie, s’il vous plaît… Rien que pour ce fait, votre maladie avait droit à tout mon dévouement; vous m’offriez une magnifique étude; car, franchement, mon cher ami, tout ce que je désire au monde, c’est de rencontrer encore une aussi belle fièvre… mais on n’a pas ce bonheur-là deux fois.
Le comte haussa les épaules avec impatience.
Ce fut à ce moment que Martial descendit appuyé sur le bras de la Louve, qui avait mis, on le sait, par-dessus ses vêtements mouillés, un manteau de tartan appartenant à Calebasse.
Frappé de la pâleur de l’amant de la Louve, et remarquant ses mains couvertes de sang caillé, le comte s’écria.
– Quel est cet homme?…