L’influence que le Squelette exerçait sur les autres détenus par sa force, par son énergie, par sa perversité, l’avait fait choisir, par le directeur de la prison, comme prévôt de dortoir, c’est-à-dire que le Squelette était chargé de la police de sa chambrée, en ce qui touchait l’ordre, l’arrangement et la propreté de la salle et des lits; il s’acquittait parfaitement de ces fonctions, et jamais les détenus n’auraient osé manquer aux soins et aux devoirs dont il avait la surveillance.
Chose étrange et significative…
Les directeurs de prisons les plus intelligents, après avoir essayé d’investir des fonctions dont nous parlons les détenus qui se recommandaient encore par quelque honnêteté, ou dont les crimes étaient moins graves, se sont vus forcés de renoncer à ce choix cependant logique et moral, et de chercher les prévôts parmi les prisonniers les plus corrompus, les plus redoutés, ceux-ci ayant seuls une action positive sur leurs compagnons.
Ainsi, répétons-le encore, plus un coupable montrera de cynisme et d’audace, plus il sera compté, et pour ainsi dire respecté.
Ce fait prouvé par l’expérience, sanctionné par les choix forcés dont nous parlons, n’est-il pas un argument irréfragable contre le vice de la réclusion en commun?
Ne démontre-t-il pas, jusqu’à une évidence absolue, l’intensité de la contagion qui atteint mortellement les prisonniers dont on pourrait encore espérer quelque chance de réhabilitation?
Oui, car à quoi bon songer au repentir, à l’amendement, lorsque dans ce pandémonium où l’on doit passer de longues années, sa vie peut-être, on voit l’influence se mesurer au nombre des forfaits?
Encore une fois, l’on ignore donc que le monde extérieur, que la société honnête n’existent plus pour le détenu?
Indifférent aux lois morales qui les régissent, il prend nécessairement les mœurs de ceux qui l’entourent; toutes les distinctions de la geôle étant réservées à la supériorité du crime, inévitablement il tendra toujours vers cette farouche aristocratie.
Revenons au Squelette, prévôt de chambrée, qui causait avec plusieurs prisonniers, parmi lesquels se trouvaient Barbillon et Nicolas Martial.
– Es-tu bien sûr de ce que tu dis là? demanda le Squelette à Martial…
– Oui, oui, cent fois oui; le père Micou le tient du Gros-Boiteux, qui a déjà voulu le tuer, ce gredin-là… parce qu’il a mangé[20] quelqu’un…
– Alors, qu’on lui dévore le nez et que ça finisse! ajouta Barbillon. Déjà tantôt le Squelette était pour qu’on lui donne une tournée rouge, à ce mouton de Germain.
Le prévôt ôta un moment sa pipe de sa bouche et dit d’une voix si basse, si crapuleusement enrouée qu’on l’entendait à peine:
– Germain faisait sa tête, il nous gênait, il nous espionnait, car moins l’on parle, plus on écoute; il fallait le forcer de filer de la Fosse-aux -lions… Une fois que nous l’aurions fait saigner… on l’aurait ôté d’ici…
– Eh bien! alors…, dit Nicolas, qu’est-ce qu’il y a de changé?
– Il y a de changé, reprit le Squelette, que s’il a mangé, comme le dit le Gros-Boiteux, il n’en sera pas quitte pour saigner…
– À la bonne heure, dit Barbillon.
– Il faut un exemple…, dit le Squelette en s’animant peu à peu. Maintenant ce n’est plus la rousse[21] qui nous découvre, ce sont les mangeurs[22]. Jacques et Gauthier, qu’on a guillotinés l’autre jour… mangés… Roussillon, qu’on a envoyé aux galères à perte de vue[23]… mangé…
– Et moi donc? Et ma mère? Et Calebasse?… Et mon frère de Toulon? s’écria Nicolas. Est-ce que nous n’avons pas tous été mangés par Bras-Rouge? C’est sûr maintenant, puisqu’au lieu de l’écrouer ici on l’a envoyé à la Roquette! On n’a pas osé le mettre avec nous… il sentait donc son tort… le gueux…
– Et moi, dit Barbillon, est-ce que Bras-Rouge n’a pas aussi mangé sur moi?
– Et sur moi donc? dit un jeune prisonnier d’une voix grêle, en grasseyant d’une manière affectée, j’ai été coqué[24] par Jobert, un homme qui m’avait proposé une affaire dans la rue Saint-Martin.
Ce dernier personnage, à la voix flûtée, à la figure pâle, grasse et efféminée, au regard insidieux et lâche, était vêtu d’une façon singulière; il avait pour coiffure un foulard rouge qui laissait voir deux mèches de cheveux blonds collées sur les tempes; les deux bouts du mouchoir formaient une rosette bouffante au-dessus de son front; il portait pour cravate un châle de mérinos blanc à palmettes vertes, qui se croisait sur sa poitrine; sa veste de drap marron disparaissait sous l’étroite ceinture d’un ample pantalon en étoffe écossaise à larges carreaux de couleurs variées.
– Si ce n’est pas une indignité!… Faut-il qu’un homme soit gredin!… reprit ce personnage d’une voix mignarde. Pour rien au monde, je ne me serais méfié de Jobert.
– Je le sais bien qu’il t’a dénoncé, Javotte, répondit le Squelette, qui semblait protéger particulièrement ce prisonnier; à preuve qu’on a fait pour ce mangeur ce qu’on a fait pour Bras-Rouge… on n’a pas non plus osé laisser Jobert ici… on l’a mis au clou à la Conciergerie… Eh bien! il faut que ça finisse… il faut un exemple… les faux frères font la besogne de la police… ils se croient sûrs de leur peau parce qu’on les met dans une autre prison… que ceux qu’ils ont mangés…
– C’est vrai!…
– Pour empêcher ça, il faut que les prisonniers regardent tout mangeur comme un ennemi à mort; qu’il ait mangé sur Pierre ou sur Jacques, ici ou ailleurs, ça ne fait rien, qu’on tombe sur lui. Quand on en aura refroidi quatre ou cinq dans les préaux… les autres tourneront leur langue deux fois avant de coquer la pègre[25].
– T’as raison, Squelette, dit Nicolas; alors il faut que Germain y passe…
– Il y passera, reprit le prévôt. Mais attendons que le Gros-Boiteux soit arrivé… Quand, pour l’exemple, il aura prouvé à tout le monde que Germain est un mangeur, tout sera dit… le mouton ne bêlera plus, on lui supprimera la respiration…