«Il va chez un autre bourgeois, il y travaille huit jours. Même jeu. Il aurait été chez dix que je lui aurais servi toujours du même.
– Et je ne me doutais pas alors que c’était toi qui me dénonçais, reprit Frank; sans cela tu aurais passé un mauvais quart d’heure.
– Oui; mais moi pas bête je t’avais dit que je m’en allais à Longjumeau voir mon oncle; mais j’étais resté à Paris, et je savais tout ce que tu faisais par le petit Ledru.
– Enfin on me chasse encore de chez mon dernier maître serrurier, comme un gueux bon à pendre. Travaillez donc! soyez donc paisible, pour qu’on vous dise, non pas: «Que fais-tu?» mais: «Qu’as-tu fait?» Une fois sur le pavé, je me dis: «Heureusement il me reste ma masse pour attendre.» Je vas chez l’huissier, il avait levé le pied; mon argent était flambé, j’étais sans le sou, je n’avais pas seulement de quoi payer une huitaine de mon garni. Fallait voir ma rage! Là-dessus le Gros-Boiteux a l’air d’arriver de Longjumeau; il profite de ma colère. Je ne savais à quel clou me pendre, je voyais qu’il n’y avait pas moyen d’être honnête, qu’une fois dans la pègre on y était à vie. Ma foi, le Gros-Boiteux me talonne tant…
– Que ce brave Frank ne boude plus, reprit le Gros-Boiteux; il prend son parti en brave, il entre dans l’affaire, elle s’annonçait comme une reine; malheureusement, au moment où nous ouvrons la bouche pour avaler le morceau, pincés par la rousse. Que veux-tu, garçon, c’est un malheur, le métier serait trop beau sans cela.
– C’est égal, si ce gredin d’huissier ne m’avait pas volé, je ne serais pas ici, dit Frank avec une rage concentrée.
– Eh bien! eh bien! reprit le Gros-Boiteux, te voilà bien malade! Avec ça que tu étais plus heureux quand tu t’échinais à travailler!
– J’étais libre.
– Oui, le dimanche, et encore quand l’ouvrage ne pressait pas; mais le restant de la semaine enchaîné comme un chien; et jamais sûr de trouver de l’ouvrage. Tiens, tu ne connais pas ton bonheur.
– Tu me l’apprendras, dit Frank avec amertume.
– Après ça faut être juste, tu as le droit d’être vexé; c’est dommage que le coup ait manqué, il était superbe, et il le sera encore dans un ou deux mois: les bourgeois seront rassurés et ce sera à refaire. C’est une maison riche, riche! Je serai toujours condamné pour rupture de ban, ainsi je ne pourrai pas reprendre l’affaire; mais, si je trouve un amateur je la céderai pour pas trop cher. Les empreintes sont chez ma femelle, il n’y aura qu’à fabriquer de nouvelles fausses clefs; avec les enseignements que je pourrai donner, ça ira tout seul. Il y avait et il y a encore là un coup de dix mille francs à faire: ça doit pourtant te consoler, Frank.
Le complice du Gros-Boiteux secoua la tête, croisa les bras sur sa poitrine et ne répondit pas.
Cardillac prit le Gros-Boiteux par le bras, l’attira dans un coin du préau et lui dit, après un moment de silence:
– L’affaire que tu as manquée est encore bonne?
– Dans deux mois, aussi bonne qu’une neuve.
– Tu peux le prouver?
– Pardieu!
– Combien en veux-tu?
– Cent francs d’avance, et je dirai le mot convenu avec ma femelle pour qu’elle livre les empreintes avec quoi on refera de fausses clefs; de plus, si le coup réussit, je veux un cinquième du gain, que l’on payera à ma femelle.
– C’est raisonnable.
– Comme je saurai à qui elle aura donné les empreintes, si on me flibustait ma part, je dénoncerais. Tant pis…
– Tu serais dans ton droit si on t’enfonçait… mais dans la pègre… on est honnête… faut bien compter les uns sur les autres… sans cela il n’y aurait pas d’affaires possibles…
Autre anomalie de ces mœurs horribles…
Ce misérable disait vrai.
Il est assez rare que les voleurs manquent à la parole qu’ils se donnent pour des marchés de cette nature… Ces criminelles transactions s’opèrent généralement avec une sorte de bonne foi, ou plutôt, afin de ne pas prostituer ce mot, disons que la nécessité force ces bandits de tenir leur promesse; car s’ils y manquaient, ainsi que le disait le compagnon du Gros-Boiteux, il n’y aurait pas d’affaires possibles…
Un grand nombre de vols se donnent, s’achètent et se complotent ainsi en prison, autre détestable conséquence de la réclusion en commun.
– Si ce que tu dis est sûr, reprit Cardillac, je pourrai m’arranger de l’affaire… Il n’y a pas de preuves contre moi… je suis sûr d’être acquitté; je passe au tribunal dans une quinzaine, je serai en liberté, mettons dans vingt jours; le temps de retourner, de faire faire les fausses clefs, d’aller aux renseignements… c’est un mois, six semaines…
– Juste ce qu’il faut aux bourgeois pour se remettre de l’alerte… Et puis, d’ailleurs, qui a été attaqué une fois, croit ne pas l’être une seconde fois; tu sais ça…
– Je sais ça: je prends l’affaire… c’est convenu…
– Mais auras-tu de quoi me payer? Je veux des arrhes.
– Tiens, voilà mon dernier bouton; et quand il n’y en a plus, il y en a encore, dit Cardillac en arrachant un des boutons recouverts d’étoffe qui garnissaient sa mauvaise redingote bleue… Puis, à l’aide de ses ongles, il déchira l’enveloppe et montra au Gros-Boiteux qu’au lieu de moule le bouton renfermait une pièce de quarante francs.
– Tu vois, ajouta-t-il, que je pourrai te donner des arrhes quand nous aurons causé de l’affaire.
– Alors, touche là, vieux, dit le Gros-Boiteux. Puisque tu sors bientôt et que tu as des fonds pour travailler, je pourrai te donner autre chose; mais ça c’est du nanan… du vrai nanan… un petit poupard[37] que moi et ma femelle nous nourrissions depuis deux mois, et qui ne demande qu’à marcher… Figure-toi une maison isolée, dans un quartier perdu, un rez-de-chaussée donnant d’un côté sur une rue déserte, de l’autre sur un jardin; deux vieilles gens qui se couchent comme des poules. Depuis les émeutes et dans la peur d’être pillés, ils ont caché dans un lambris un grand pot à confiture plein d’or… C’est ma femme qui a dépisté la chose en faisant jaser la servante. Mais je t’en préviens, cette affaire-là sera plus chère que l’autre, c’est monnayé… c’est tout cuit et bon à manger…
– Nous nous arrangerons, sois tranquille… Mais je vois que t’as pas mal travaillé depuis que tu as quitté la centrale…