Pique-Vinaigre commença donc son récit en ces termes, au milieu du profond silence de son auditoire:
– Il y a déjà pas mal de temps que s’est passée, l’histoire que je vais raconter à l’honorable société. Ce qu’on appelait la Petite-Pologne n’était pas encore détruit. L’honorable société sait ou ne sait pas ce que c’était que la Petite-Pologne.
– Connu, dit le détenu au bonnet bleu et à la blouse grise, c’étaient des cassines du côté de la rue du Rocher et de la rue de la Pépinière.
– Justement, mon garçon, reprit Pique-Vinaigre, et le quartier de la Cité, qui n’est pourtant pas composé de palais, serait comme qui dirait la rue de la Paix ou la rue de Rivoli, auprès de la Petite-Pologne; quelle turne! mais du reste, fameux repaire pour la pègre; il n’y avait pas de rues, mais des ruelles; pas de maisons, mais des masures; pas de pavé, mais un petit tapis de boue et de fumier, ce qui faisait que le bruit des voitures ne vous aurait pas incommodé s’il en avait passé; mais il n’en passait pas. Du matin jusqu’au soir, et surtout du soir jusqu’au matin, ce qu’on ne cessait pas d’entendre, c’étaient des cris: «À la garde! Au secours! Au meurtre!» mais la garde ne se dérangeait pas. Tant plus il y avait d’assommés dans la Petite-Pologne, tant moins il y avait de gens à arrêter!
«Ça grouillait donc de monde là-dedans, fallait voir; il y logeait peu de bijoutiers, d’orfèvres et de banquiers; mais, en revanche, il y avait des tas de joueurs d’orgue, de paillasses, de polichinelles ou de montreurs de bêtes curieuses. Parmi ceux-là, il y en avait un qu’on nommait Coupe-en-Deux, tant il était méchant; mais il était surtout méchant pour les enfants… On l’appelait Coupe-en-Deux parce qu’on disait que d’un coup de hache il avait coupé en deux un petit Savoyard.
À ce passage du récit de Pique-Vinaigre, l’horloge de la prison sonna trois heures un quart.
Les détenus rentrant dans les dortoirs à quatre heures, le crime du Squelette devait être consommé avant ce moment.
– Mille tonnerres! le gardien ne s’en va pas, dit-il tout bas au Gros-Boiteux.
– Sois tranquille, une fois l’histoire en train, il filera…
Pique-Vinaigre continua son récit.
– On ne savait pas d’où venait Coupe-en-Deux; les uns disaient qu’il était Italien, d’autres Bohémien, d’autres Turc, d’autres Africain; les bonnes femmes disaient magicien, quoiqu’un magicien dans ce temps-ci paraisse drôle; moi, je serais assez tenté de dire comme les bonnes femmes. Ce qui faisait croire ça, c’est qu’il avait toujours avec lui un grand singe roux appelé Gargousse, et qui était si malin et si méchant qu’on aurait dit qu’il avait le diable dans le ventre. Tout à l’heure je vous reparlerai de Gargousse. Quant à Coupe-en-Deux, je vas vous le dévisager: il avait le teint couleur de revers de botte, les cheveux rouges comme les poils de son singe, les yeux verts, et ce qui ferait croire, comme les bonnes femmes, qu’il était magicien… c’est qu’il avait la langue noire…
– La langue noire? dit Barbillon.
– Noire comme de l’encre! répondit Pique-Vinaigre.
– Et pourquoi ça?
– Parce qu’étant grosse, sa mère avait probablement parlé d’un nègre, reprit Pique-Vinaigre avec une assurance modeste. À cet agrément-là, Coupe-en-Deux joignait le métier d’avoir je ne sais combien de tortues, de singes, de cochons d’Inde, de souris blanches, de renards et de marmottes, qui correspondaient à un nombre égal de petits Savoyards ou d’enfants abandonnés.
«Tous les matins, Coupe-en-Deux distribuait, à chacun sa bête et un morceau de pain noir, et en route… pour demander un petit sou ou faire danser la Catarina. Ceux qui le soir ne rapportaient pas au moins quinze sous étaient battus, mais battus! que dans les premiers temps on entendait les enfants crier d’un bout de la Petite-Pologne à l’autre.
«Faut vous dire aussi qu’il y avait dans la Petite-Pologne un homme qu’on appelait le doyen, parce que c’était le plus ancien de cette espèce de quartier, et qu’il en était comme qui dirait le maire, le prévôt, le juge de paix ou plutôt de guerre, car c’était dans sa cour (il était marchand de vin gargotier) qu’on allait se peigner devant lui, quand il n’y avait que ce moyen de s’entendre et de s’arranger. Quoique déjà vieux, le doyen était fort comme un hercule et très-craint; on ne jurait que par lui dans la Petite-Pologne; quand il disait: «C’est bien», tout le monde disait: «C’est très-bien»; «C’est mal», tout le monde disait: «C’est mal.» Il était brave homme au fond, mais terrible; quand, par exemple, des gens forts faisaient la misère à de plus faibles qu’eux… alors, gare dessous!
«Comme le doyen était voisin de Coupe-en-Deux, il avait dans le commencement entendu les enfants crier, à cause des coups que le montreur de bêtes leur donnait; mais il lui avait dit: «Si j’entends encore les enfants crier, je te fais crier à mon tour, et, comme tu as la voix plus forte, je taperai plus fort.»
– Farceur de doyen! J’aime le doyen, moi! dit le détenu à bonnet bleu.
– Et moi aussi, ajouta le gardien en se rapprochant du groupe.
Le Squelette ne put contenir un mouvement d’impatience courroucée.
Pique-Vinaigre continua:
– Grâce au doyen, qui avait menacé Coupe-en-Deux, on n’entendait donc plus les enfants crier la nuit dans la Petite-Pologne; mais les pauvres petits malheureux n’en souffraient pas moins, car s’ils ne criaient plus quand leur maître les battait, c’est qu’ils craignaient d’être battus encore plus fort. Quant à aller se plaindre au doyen, ils n’en avaient pas seulement l’idée.
«Moyennant les quinze sous que chaque petit montreur de bêtes devait lui rapporter, Coupe-en-Deux les logeait, les nourrissait et les habillait.
«Le soir, un morceau de pain noir, comme à déjeuner… voilà pour la nourriture; il ne leur donnait jamais d’habits… voilà pour l’habillement; et il les enfermait la nuit pêle-mêle avec leurs bêtes, sur la même paille, dans un grenier où on montait par une échelle et par une trappe… voilà pour le logement. Une fois bêtes et enfants rentrés au complet, il retirait l’échelle et fermait la trappe à clef.
«Vous jugez la vie et le vacarme que ces singes, ces cochons d’Inde, ces renards, ces souris, ces tortues, ces marmottes et ces enfants faisaient sans lumière dans ce grenier, qui était grand comme rien. Coupe-en-Deux couchait dans une chambre au-dessous, ayant son grand singe Gargousse attaché au pied de son lit. Quand ça grouillait et que ça criait trop fort dans le grenier, le montreur de bêtes se levait sans lumière, prenait un grand fouet, montait à l’échelle, ouvrait la trappe et, sans y voir, fouaillait à tour de bras.
«Comme il avait toujours une quinzaine d’enfants, et que quelques-uns lui rapportaient, les innocents, quelquefois jusqu’à vingt sous par jour, Coupe-en-Deux, ses frais faits, et ils n’étaient pas gros, avait pour lui environ quatre francs ou cent sous par jour; avec ça, il ribotait; car notez bien que c’était aussi le plus grand soûlard de la terre, et qu’il était régulièrement mort ivre une fois par jour. C’était son régime, il prétendait que sans cela il aurait eu mal à la tête toute la journée; faut dire aussi que sur son gain il achetait des cœurs de mouton à Gargousse, car son grand singe mangeait de la viande crue comme un vorace.