«Mais je vois que l’honorable société me demande Gringalet; le voici, messieurs!
– Ah! voyons Gringalet, et puis je m’en vas manger ma soupe, dit le gardien.
Le Squelette échangea un regard de satisfaction féroce avec le Gros-Boiteux.
– Parmi les enfants à qui Coupe-en-Deux distribuait ses bêtes, reprit Pique-Vinaigre, il y avait un pauvre diable surnommé Gringalet. Sans père ni mère, sans frère ni sœur, sans feu ni lieu, il se trouvait seul… tout seul dans le monde, où il n’avait pas demandé à venir, et d’où il pouvait partir sans que personne y prît garde.
«Il ne se nommait pas Gringalet pour son plaisir, allez! Il était chétif, et malingre, et souffreteux, que c’était pitié; on lui aurait donné au plus sept ou huit ans, et il en avait treize; mais s’il ne paraissait que la moitié de son âge, ce n’était pas mauvaise volonté… car il n’avait environ mangé que de deux jours l’un, et encore si peu et si peu… si mal et si mal, qu’il faisait grandement les choses en paraissant avoir sept ans.
– Pauvre moutard, il me semble le voir! dit le détenu à bonnet bleu, il y en a tant d’enfants comme ça… sur le pavé de Paris, des petits crève-de-faim.
– Faut bien qu’ils commencent jeunes à apprendre cet état-là pour qu’ils puissent s’y faire, reprit Pique-Vinaigre en souriant avec amertume.
– Allons, va donc, dépêche-toi donc, dit brusquement le Squelette, le gardien s’impatiente, sa soupe se refroidit.
– Ah bah! c’est égal, reprit le surveillant, je veux encore faire un peu connaissance avec Gringalet, c’est amusant.
– Vraiment, c’est très-intéressant, ajouta Germain, attentif à ce récit.
– Ah! merci de ce que vous me dites là, mon capitaliste, répondit Pique-Vinaigre, ça me fait plus de plaisir encore que votre pièce de dix sous…
– Tonnerre de lambin! s’écria le Squelette, finiras-tu de nous faire languir?
– Voilà! reprit Pique-Vinaigre.
«Un jour, Coupe-en-Deux avait ramassé Gringalet dans la rue, mourant de froid et de faim; il aurait aussi bien fait de le laisser mourir. Comme Gringalet était faible, il était peureux, et comme il était peureux, il était devenu la risée et le pâtiras des autres petits montreurs de bêtes, qui le battaient et lui faisaient tant et tant de misère qu’il en serait devenu méchant, si la force et le courage ne lui avaient pas manqué.
«Mais non… quand on l’avait beaucoup battu, il pleurait en disant: «Je n’ai fait de mal à personne, et tout le monde me fait du mal… c’est injuste. Oh! si j’étais fort et hardi!» Vous croyez peut-être que Gringalet allait ajouter: «Je rendrais aux autres le mal qu’on m’a fait.» Eh bien! pas du tout… il disait: «Oh! si j’étais fort et hardi, je défendrais les faibles contre les forts, car je suis faible, et les forts m’ont fait souffrir!»
«En attendant, comme il était trop puceron pour empêcher les forts de molester les faibles, à commencer par lui-même, il empêchait les grosses bêtes de manger les petites.
– En voilà-t-il une drôle d’idée! dit le détenu au bonnet bleu.
– Et ce qu’il y a de plus farce, reprit le conteur, c’est qu’on aurait dit qu’avec cette idée-là Gringalet se consolait d’être battu… ce qui prouve qu’il n’avait pas au fond un mauvais cœur.
– Pardieu, je crois bien, au contraire, dit le gardien. Diable de Pique-Vinaigre, est-il amusant!
À ce moment trois heures et demie sonnèrent.
Le bourreau de Germain et le Gros-Boiteux échangèrent un coup d’œil significatif.
L’heure avançait, le surveillant ne s’en allait pas, et quelques-uns des détenus, les moins endurcis semblaient presque oublier les sinistres projets du Squelette contre Germain, pour écouter avec avidité le récit de Pique-Vinaigre:
– Quand je dis, reprit celui-ci, que Gringalet empêchait les grosses bêtes de manger les petites, vous entendez bien que Gringalet n’allait pas se mêler des affaires des tigres, des lions, des loups, ou même des renards et des singes de la ménagerie de Coupe-en-Deux, il était trop peureux pour cela: mais, dès qu’il voyait, par exemple, une araignée embusquée dans sa toile pour y prendre une pauvre folle de mouche qui volait gaiement au soleil du bon Dieu, sans nuire à personne, crac, Gringalet donnait un coup de bâton dans la toile, délivrait la mouche et écrasait l’araignée en vrai César… Oui! en vrai César… car il devenait blanc comme un linge en touchant à ces vilaines bêtes; il lui fallait donc de la résolution… à lui qui avait peur d’un hanneton, et qui avait été très-longtemps à se familiariser avec la tortue que Coupe-en-Deux lui distribuait tous les matins. Aussi Gringalet, en surmontant la frayeur que lui causaient les araignées, afin d’empêcher les mouches d’être mangées, se montrait…
– Se montrait aussi crâne dans son espèce qu’un homme qui aurait attaqué un loup pour lui ôter un mouton de la gueule, dit le détenu au bonnet bleu…
– Ou qu’un homme qui aurait attaqué Coupe-en-Deux pour lui retirer Gringalet des pattes, ajouta Barbillon, aussi vivement intéressé.
– Comme vous dites, reprit Pique-Vinaigre. De sorte qu’après ces beaux coups-là, Gringalet ne se sentait plus si malheureux… Lui qui ne riait jamais, il souriait, il faisait le crâne, mettait son bonnet de travers (quand il avait un bonnet), et chantonnait La Marseillaise d’un air vainqueur… Dans ce moment-là, il n’y avait pas une araignée capable d’oser le regarder en face.
«Une autre fois, c’était un cricri qui se noyait et se débattait dans un ruisseau… Vite, Gringalet jetait bravement deux de ses doigts à la nage et rattrapait le cricri, qu’il déposait ensuite sur un brin d’herbe. Un maître nageur médailliste, qui aurait repêché son dixième noyé à cinquante francs par tête, n’aurait pas été plus fier que Gringalet quand il voyait son cricri gigoter et se sauver…
«Et pourtant le cricri ne lui donnait ni argent ni médaille et ne lui disait pas seulement merci, non plus que la mouche… Mais alors, Pique-Vinaigre mon ami, me dira l’honorable société, quel diable de plaisir Gringalet, que tout le monde battait, trouvait-il donc à être le libérateur des cricris et le bourreau des araignées? Puisqu’on lui faisait du mal, pourquoi qu’il ne se revengeait pas en faisant du mal selon sa force; par exemple, en faisant manger des mouches par des araignées, ou en laissant les cricris se noyer… ou même en en noyant exprès… des cricris?…
– Oui, au fait, pourquoi ne se revengeait-il pas comme ça? dit Nicolas.
– À quoi ça lui aurait-il servi? dit un autre.