– Tiens, à faire du mal, puisqu’on lui en faisait!
– Non! eh bien! moi, je comprends ça, qu’il aimait à sauver des mouches… ce pauvre petit moutard! reprit l’homme au bonnet bleu. Il se disait peut-être: «Qui sait si on ne me sauvera pas tout de même?»
– Le camarade a raison, s’écria Pique-Vinaigre; il a lu dans le cœur de ce que j’allais dégoiser à l’honorable société.
«Gringalet n’était pas malin; il n’y voyait pas plus loin que le bout de son nez; mais il s’était dit: «Coupe-en-Deux est mon araignée, peut-être bien qu’un jour quelqu’un fera pour moi ce que je fais pour les autres pauvres moucherons… Qu’on lui démolira sa toile et qu’on m’ôtera de ses griffes.» Car jusqu’alors, pour rien au monde il n’aurait osé se sauver de chez son maître, il se serait cru mort. Pourtant, un jour que lui ni sa tortue n’avaient eu la chance, et qu’ils n’avaient gagné à eux deux que trois sous, Coupe-en-Deux se mit à battre le pauvre enfant si fort, si fort, que, ma foi, Gringalet n’y tint plus; lassé d’être le rebut et le martyr de tout le monde, il guette le moment où la trappe du grenier est ouverte, et pendant que Coupe-en-Deux donnait la pâtée à ses bêtes, il se laisse glisser le long de l’échelle…
– Ah!… tant mieux! dit un détenu.
– Mais pourquoi qu’il n’allait pas se plaindre au doyen? dit le bonnet bleu, il aurait donné sa rincée à Coupe-en-Deux.
– Oui, mais il n’osait pas… Il avait trop peur, il aimait mieux tâcher de se sauver. Malheureusement Coupe-en-Deux l’avait vu; il vous l’empoigne par le cou et le remonte dans le grenier: cette fois-là, Gringalet, en pensant à ce qui l’attendait, frémit de tout son corps, car il n’était pas au bout de ses peines.
«À propos des peines de Gringalet, il faut que je vous parle de Gargousse, le grand singe favori de Coupe-en-Deux; ce méchant animal était, ma foi, plus grand que Gringalet; jugez quelle taille pour un singe! Maintenant je vais vous dire pourquoi on ne le menait pas se montrer dans les rues comme les autres bêtes de la ménagerie; c’est que Gargousse était si méchant et si fort, qu’il n’y avait eu, parmi tous les enfants, qu’un Auvergnat de quatorze ans, gaillard résolu, qui, après s’être plusieurs fois colleté et battu avec Gargousse, avait fini par pouvoir le mater, l’emmener et le tenir à la chaîne, et encore bien souvent il y avait eu des batailles où Gargousse avait mis son conducteur en sang.
«Embêté de ça, le petit Auvergnat s’était dit un beau jour: «Bon, bon, je me vengerai de toi, gredin de singe!» Un matin donc il part avec sa bête comme à l’ordinaire; pour l’amorcer il achète un cœur de mouton; pendant que Gargousse mange, il passe une corde dans le bout de sa chaîne, attache la corde à un arbre et, une fois que le gueux de singe est bien amarré, il vous lui flanque une dégelée de coups de bâton… mais une dégelée, que le feu y aurait pris.
– Ah! c’est bien fait!
– Bravo, l’Auvergnat!
– Tape dessus, mon garçon!
– Éreinte-moi ce scélérat de Gargousse, dirent les détenus.
– Et il tapait de bon cœur, allez, reprit Pique-Vinaigre, il fallait voir comme Gargousse criait, grinçait des dents, sautait, gambadait et de-ci et de-là; mais l’Auvergnat lui ripostait avec son bâton en veux-tu! en voilà!
«Malheureusement les singes sont comme les chats, ils ont la vie dure… Gargousse était aussi malin que méchant; quand il avait vu, c’est le cas de le dire, de quel bois ça chauffait pour lui, au plus beau moment de la dégelée il avait fait une dernière cabriole, était retombé à plat au pied de l’arbre, avait gigoté un moment, et puis fait le mort, ne bougeant pas plus qu’une bûche.
«L’Auvergnat n’en voulait pas davantage: croyant le singe assommé, il file, pour ne jamais remettre les pieds chez Coupe-en-Deux. Mais le gueux de Gargousse le guettait du coin de l’œil; tout roué de coups qu’il était, dès qu’il se voit seul et que l’Auvergnat est loin, il coupe avec ses dents la corde qui attachait sa chaîne à l’arbre. Le boulevard Monceau, où il avait reçu sa danse, était tout près de la Petite-Pologne; le singe connaissait son chemin comme son Pater: il détale donc en traînant la gigue et arrive chez son maître, qui rugit, qui écume de voir son singe arrangé ainsi. Mais ça n’est pas tout: depuis ce moment-là Gargousse avait gardé une si furieuse rancune contre tous les enfants en général que Coupe-en-Deux, qui n’était pourtant pas tendre, n’avait plus osé le donner à conduire à personne… de peur d’un malheur; car Gargousse aurait été capable d’étrangler ou de dévorer un enfant; et tous les petits montreurs de bêtes, sachant cela, se seraient plutôt laissé écharper par Coupe-en-Deux que d’approcher du singe.
– Il faut décidément que j’aille manger ma soupe, dit le gardien en faisant un pas vers la porte; ce diable de Pique-Vinaigre ferait descendre les oiseaux des arbres pour l’entendre… Je ne sais pas où il va pêcher ce qu’il raconte.
– Enfin… le gardien s’en va, dit tout bas le Squelette au Gros-Boiteux; je suis en nage, j’en ai la fièvre… tant je rage en dedans… Attention seulement à faire le mur autour du mangeur… je me charge du reste…
– Ah çà! soyez sages, dit le gardien en se dirigeant vers la porte.
– Sages comme des images, répondit le Squelette en se rapprochant de Germain, pendant que le Gros-Boiteux et Nicolas, après s’être concertés d’un signe, firent deux pas dans la même direction.
– Ah! respectable gardien… vous vous en allez au plus beau moment, dit Pique-Vinaigre d’un air de reproche.
Sans le Gros-Boiteux qui prévint son mouvement en le saisissant rapidement par le bras, le Squelette s’élançait sur Pique-Vinaigre.
– Comment, au plus beau moment? répondit le gardien en se retournant vers le conteur.
– Je crois bien, dit Pique-Vinaigre; vous ne savez pas tout ce que vous allez perdre… Voilà ce qu’il y a de plus charmant dans mon histoire qui va commencer…
– Ne l’écoutez donc pas, dit le Squelette en contenant à peine sa fureur; il n’est pas en train aujourd’hui; moi je trouve que son conte est bête comme tout…
– Mon conte est bête comme tout? s’écria Pique-Vinaigre froissé dans son amour-propre de narrateur; eh bien! gardien… je vous en prie, je vous en supplie… restez jusqu’à la fin… j’en ai au plus encore pour un bon quart d’heure… d’ailleurs votre soupe est froide… maintenant, qu’est-ce que vous risquez? Je vas chauffer le récit, pour que vous ayez encore le temps d’aller manger avant que nous remontions à nos dortoirs.
– Allons, je reste, mais dépêchez-vous, dit le gardien en se rapprochant.
– Et vous avez raison de rester, gardien; sans me vanter, vous n’aurez rien entendu de pareil, surtout à la fin: il y a le triomphe du singe et de Gringalet… escortés de tous les petites montreurs de bêtes et des habitants de la Petite-Pologne. Ma parole d’honneur, ça n’est pas pour faire le fier, mais c’est vraiment superbe…