La vigueur, l’énergie, la rude figure du Chourineur devaient avoir une puissante action sur les détenus; aussi un assez grand nombre d’entre eux se rangèrent de son côté et entourèrent Germain; le parti du Squelette se groupa autour de ce bandit.
Une sanglante mêlée allait s’engager, lorsqu’on entendit dans la cour le pas sonore et mesuré du piquet d’infanterie toujours de garde à la prison.
Pique-Vinaigre, profitant du bruit et de l’émotion générale, avait gagné la cour et était allé frapper au guichet de la porte d’entrée, afin d’avertir les gardiens de ce qui se passait dans le chauffoir.
L’arrivée des soldats mit fin à cette scène.
Germain, le Squelette et le Chourineur furent conduits auprès du directeur de la Force. Le premier devait déposer sa plainte, les deux autres répondre à une prévention de rixe dans l’intérieur de la prison.
La terreur et la souffrance de Germain avaient été si vives, sa faiblesse était si grande, qu’il lui fallut s’appuyer sur deux gardiens pour arriver jusqu’à une chambre voisine du cabinet du directeur, où on le conduisit. Là, il se trouva mal; son cou excorié, portait l’empreinte livide et sanglante des doigts de fer du Squelette. Quelques secondes de plus, le fiancé de Rigolette aurait été étranglé.
Le gardien chargé de la surveillance du parloir, et qui, nous l’avons dit, s’était toujours intéressé à Germain, lui donna les premiers secours.
Lorsque celui-ci revint à lui, lorsque la réflexion succéda aux émotions rapides et terribles qui lui avaient à peine laissé l’exercice de sa raison, sa première pensée fut pour son sauveur.
– Merci de vos bons soins, monsieur, dit-il au gardien; sans cet homme courageux, j’étais perdu.
– Comment vous trouvez-vous?
– Mieux… Ah! tout ce qui vient de se passer me semble un songe horrible!
– Remettez-vous.
– Et celui qui m’a sauvé, où est-il?
– Dans le cabinet du directeur. Il lui raconte comment la rixe est arrivée… Il paraît que sans lui…
– J’étais mort, monsieur… Oh! dites-moi son nom… Qui est-il?
– Son nom… je n’en sais rien, il est surnommé le Chourineur; c’est un ancien forçat.
– Et le crime qui l’amène ici… n’est pas grave, peut-être?
– Très-grave! Vol avec effraction, la nuit… dans une maison habitée, dit le gardien. Il aura probablement la même dose que Pique-Vinaigre; quinze ou vingt ans de travaux forcés et l’exposition, vu la récidive.
Germain tressaillit: il eût préféré être lié par la reconnaissance à un homme moins criminel.
– Ah! c’est affreux! dit-il. Et pourtant cet homme, sans me connaître, a pris ma défense. Tant de courage, tant de générosité…
– Que voulez-vous, monsieur, quelquefois il y a encore un peu de bon chez ces gens-là. L’important, c’est que vous voilà sauvé; demain vous aurez votre cellule à la pistole, et pour cette nuit vous coucherez à l’infirmerie, d’après l’ordre de M. le directeur. Allons, courage, monsieur! Le mauvais temps est passé: quand votre jolie petite visiteuse viendra vous voir, vous pourrez la rassurer; car, une fois en cellule, vous n’aurez plus rien à craindre… Seulement, vous ferez bien, je crois, de ne pas lui parler de la scène de tout à l’heure. Elle en tomberait malade de peur.
– Oh! non, sans doute, je ne lui en parlerai pas; mais je voudrais pourtant remercier mon défenseur… Si coupable qu’il soit aux yeux de la loi, il ne m’en a pas moins sauvé la vie.
– Tenez, justement je l’entends qui sort de chez M. le directeur, qui va maintenant interroger le Squelette; je les reconduirai ensemble tout à l’heure, le Squelette au cachot, et le Chourineur à la Fosse-aux -lions. Il sera d’ailleurs un peu récompensé de ce qu’il a fait pour vous car, comme c’est un gaillard solide et déterminé, tel qu’il faut être pour mener les autres il est probable qu’il remplacera le Squelette comme prévôt…
Le Chourineur, ayant traversé un petit couloir sur lequel s’ouvrait la porte du cabinet du directeur, entra dans la chambre où se trouvait Germain.
– Attendez-moi là, dit le gardien au Chourineur; je vais aller savoir de M. le directeur ce qu’il décide du Squelette, et je reviendrai vous prendre… Voilà notre jeune homme tout à fait remis; il veut vous remercier, et il y a de quoi, car sans vous c’était fini de lui.
Le gardien sortit. La physionomie du Chourineur était radieuse; il s’avança joyeusement en disant:
– Tonnerre! que je suis content! Que je suis donc content de vous avoir sauvé! Et il tendit la main à Germain.
Celui-ci, par un sentiment de répulsion involontaire, se recula d’abord légèrement, au lieu de prendre la main que le Chourineur lui offrait; puis, se rappelant qu’après tout il devait la vie à cet homme, il voulut réparer ce premier mouvement de répugnance. Mais le Chourineur s’en était aperçu; ses traits s’assombrirent, et, en reculant à son tour, il dit avec une tristesse amère:
– Ah! c’est juste, pardon, monsieur…
– Non, c’est moi qui dois vous demander pardon… Ne suis-je pas prisonnier comme vous? Je ne dois songer qu’au service que vous m’avez rendu… vous m’avez sauvé la vie. Votre main, monsieur, je vous en prie, de grâce, votre main.
– Merci… maintenant c’est inutile. Le premier mouvement est tout. Si vous m’aviez d’abord donné une poignée de main, cela m’aurait fait plaisir. Mais, en y réfléchissant, c’est à moi à ne plus vouloir. Non parce que je suis prisonnier comme vous, mais, ajouta-t-il d’un air sombre et en hésitant, parce qu’avant d’être ici… j’ai été…
– Le gardien m’a tout dit, reprit Germain en l’interrompant; mais vous ne m’avez pas moins sauvé la vie.
– Je n’ai fait que mon devoir et mon plaisir, car je sais qui vous êtes… monsieur Germain.
– Vous me connaissez?
– Un peu, mon neveu! que je vous répondrais si j’étais votre oncle, dit le Chourineur en reprenant son ton d’insouciance habituelle, et vous auriez pardieu bien tort de mettre mon arrivée à la Force sur le dos du hasard. Si je ne vous avais pas connu… je ne serais pas en prison.
Germain regarda le Chourineur avec une surprise profonde.
– Comment? c’est parce que vous m’avez connu?…
– Que je suis ici… prisonnier à la Force…
– Je voudrais vous croire… mais…
– Mais vous ne me croyez pas.
– Je veux dire qu’il m’est impossible de comprendre comment il se fait que je sois pour quelque chose dans votre emprisonnement.