– Remarquez, monsieur l’abbé, ajouta-t-il, que Jacques est toujours ainsi lorsqu’il s’agit de dévoiler quelqu’une de ses charités cachées; il est si hypocrite au sujet du bien qu’il fait! Heureusement me voici: justice éclatante lui sera rendue. Revenons à Cecily. À son tour, elle eut bientôt deviné l’excellence du cœur de Jacques; et, lorsque celui-ci l’interrogea sur le passé, elle lui avoua naïvement qu’étrangère, sans ressources et réduite, par l’inconduite de son mari, à la plus humble des conditions, elle avait regardé comme un coup du ciel de pouvoir entrer dans la sainte maison d’un homme aussi vénérable que M. Ferrand. À la vue de tant de malheur, de résignation, de vertu, Jacques n’hésita pas; il écrivit au pays de cette infortunée pour avoir sur elle quelques renseignements, ils furent parfaits et confirmèrent la réalité de tout ce qu’elle avait raconté à notre ami; alors, sûr de placer justement son bienfait, Jacques bénit Cecily comme un père, la renvoya dans son pays avec une somme d’argent qui lui permettait d’attendre des jours meilleurs et l’occasion de trouver une condition convenable. Je n’ajouterai pas un mot de louange pour Jacques: les faits sont plus éloquents que mes paroles.
– Bien, très-bien! s’écria le curé attendri.
– Monsieur l’abbé, dit Jacques Ferrand d’une voix sourde et brève, je ne voudrais pas abuser de vos précieux moments, ne parlons plus de moi, je vous en conjure, mais du projet pour lequel je vous ai prié de venir ici, et à propos duquel je vous ai demandé votre bienveillant concours.
– Je conçois que les louanges de votre ami blessent votre modestie; occupons-nous donc de vos nouvelles bonnes œuvres, et oublions que vous en êtes l’auteur; mais avant, parlons de l’affaire dont vous m’avez chargé. J’ai, selon votre désir, déposé à la Banque de France, et sous mon nom, la somme de cent mille écus destinés à la restitution dont vous êtes l’intermédiaire, et qui doit s’opérer par mes mains. Vous avez préféré que ce dépôt ne restât pas chez vous, quoique pourtant il y eût été, ce me semble, aussi sûrement placé qu’à la banque.
– En cela, monsieur l’abbé, je me suis conformé aux intentions de l’auteur inconnu de cette restitution; il agit ainsi pour le repos de sa conscience. D’après ses vœux, j’ai dû vous confier cette somme, et vous prier de la remettre à Mme veuve de Fermont, née de Renneville (la voix du notaire trembla légèrement en prononçant ces noms), lorsque cette dame se présenterait chez vous en justifiant de sa possession d’état.
– J’accomplirai la mission dont vous me chargez, dit le prêtre.
– Ce n’est pas la dernière, monsieur l’abbé.
– Tant mieux, si les autres ressemblent à celle-ci; car sans vouloir rechercher les motifs qui l’imposent, je suis toujours touché d’une restitution volontaire; ces arrêts souverains, que la seule conscience dicte et qu’on exécute fidèlement et librement dans son for intérieur, sont toujours l’indice d’un repentir sincère, et ce n’est pas une expiation stérile que celle-là.
– N’est-ce pas, monsieur l’abbé? Cent mille écus restitués d’un coup, c’est rare; moi, j’ai été plus curieux que vous; mais que pouvait ma curiosité contre l’inébranlable discrétion de Jacques? Aussi, j’ignore encore le nom de l’honnête homme qui faisait cette noble restitution.
– Quel qu’il soit, dit l’abbé, je suis certain qu’il est placé très-haut dans l’estime de M. Ferrand.
– Cet honnête homme est en effet, monsieur l’abbé, placé très-haut dans mon estime, répondit le notaire avec une amertume mal dissimulée.
– Et ce n’est pas tout, monsieur l’abbé, reprit Polidori en regardant Jacques Ferrand d’un air significatif, vous allez voir jusqu’où vont les généreux scrupules de l’auteur inconnu de cette restitution; et, s’il faut tout dire, je soupçonne fort notre ami de n’avoir pas peu contribué à éveiller ces scrupules, et à trouver moyen de les calmer.
– Comment cela? demanda le prêtre.
– Que voulez-vous dire? ajouta le notaire.
– Et les Morel, cette brave et honnête famille?
– Ah! oui… oui… en effet… j’oubliais…, dit Jacques Ferrand d’une voix sourde.
– Figurez-vous, monsieur l’abbé, reprit Polidori, que l’auteur de cette restitution, sans doute conseillé par Jacques, non content de rendre cette somme considérable, veut encore… Mais je laisse parler ce digne ami… c’est un plaisir que je ne veux pas lui ravir…
– Je vous écoute, mon cher monsieur Ferrand, dit le prêtre.
– Vous savez, reprit Jacques Ferrand avec une componction hypocrite, mêlée çà et là de mouvements de révolte involontaire contre le rôle qui lui était imposé, mouvements que trahissaient fréquemment l’altération de sa voix et l’hésitation de sa parole, vous savez, monsieur l’abbé, que l’inconduite de Louise Morel… a porté un coup si terrible à son père qu’il est devenu fou. La nombreuse famille de cet artisan courait risque de mourir de misère, privée de son seul soutien. Heureusement la Providence est venue à son secours, et… la… personne qui fait la restitution volontaire dont vous voulez bien être l’intermédiaire, monsieur l’abbé, n’a pas cru avoir suffisamment expié un grand abus… de confiance… Elle m’a donc demandé si je ne connaîtrais pas une intéressante infortune à soulager. J’ai dû signaler à sa générosité la famille Morel, et l’on m’a prié, en me donnant les fonds nécessaires que je vous remettrai tout à l’heure, de vous charger de constituer une rente de deux mille francs sur la tête de Morel, réversible sur sa femme et sur ses enfants…
– Mais, en vérité, dit l’abbé, tout en acceptant cette nouvelle mission, bien respectable sans doute, je m’étonne qu’on ne vous en ait pas chargé vous-même.
– La personne inconnue a pensé, et je partage cette croyance, que ses bonnes œuvres acquerraient un nouveau prix… seraient pour ainsi dire sanctifiées… en passant par des mains aussi pieuses que les vôtres, monsieur l’abbé…
– À cela je n’ai rien à répondre; je constituerai la rente de deux mille francs sur la tête de Morel, le digne et malheureux père de Louise. Mais je crois, comme votre ami, que vous n’avez pas été étranger à la résolution qui a dicté ce nouveau don expiatoire…
– J’ai désigné la famille Morel, rien de plus, je vous prie de le croire, monsieur l’abbé, répondit Jacques Ferrand.
– Maintenant, dit Polidori, vous allez voir, monsieur l’abbé, à quelle hauteur de vues philanthropiques mon bon Jacques s’est élevé à propos de l’établissement charitable dont nous nous sommes déjà entretenus; il va nous lire le plan qu’il a définitivement arrêté; l’argent nécessaire pour la fondation des rentes est là, dans sa caisse; mais depuis hier il lui est survenu un scrupule, et, s’il n’ose vous le dire, je m’en charge.
– C’est inutile, reprit Jacques Ferrand, qui quelquefois aimait encore mieux s’étourdir par ses propres paroles que d’être forcé de subir en silence les louanges ironiques de son complice. Voici le fait, monsieur l’abbé. J’ai réfléchi… qu’il serait d’une humilité… plus chrétienne… que cet établissement ne fût pas institué sous mon nom.