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Et le prince s’élança vers la porte.

– Où allez-vous? Ne m’abandonnez pas… s’écria Sarah, se levant à demi et étendant vers Rodolphe ses mains suppliantes. Ne me laissez pas seule!… je vais mourir…

– Seule!… non!… non!… Je vous laisse avec le spectre de votre fille, dont vous avez causé la mort!…

Sarah, éperdue, se jeta à genoux en poussant un cri d’effroi, comme si un fantôme effrayant lui eût apparu.

– Pitié! je meurs!

– Mourez donc, maudite!… reprit Rodolphe effrayant de fureur. Maintenant il me faut la vie de votre complice… car c’est vous qui avez livré votre fille à son bourreau!

Et Rodolphe se fit rapidement conduire chez Jacques Ferrand.

IV Furens amoris

La nuit était venue pendant que Rodolphe se rendait chez le notaire…

Le pavillon occupé par Jacques Ferrand est plongé dans une obscurité profonde…

Le vent gémit…

La pluie tombe…

Le vent gémissait, la pluie tombait aussi pendant cette nuit sinistre où Cecily, avant de quitter pour jamais la maison du notaire, avait exalté la brutale passion de cet homme jusqu’à la frénésie.

Étendu sur le lit de sa chambre à coucher faiblement éclairée par une lampe, Jacques Ferrand est vêtu d’un pantalon et d’un gilet noirs; une des manches de sa chemise est relevée, tachée de sang; une ligature de drap rouge, que l’on aperçoit à son bras nerveux, annonce qu’il vient d’être saigné par Polidori.

Celui-ci, debout auprès du lit, s’appuie d’une main au chevet et semble contempler les traits de son complice avec inquiétude.

Rien de plus hideusement effrayant que la figure de Jacques Ferrand, alors plongé dans cette torpeur somnolente qui succède ordinairement aux crises violentes.

D’une pâleur violacée qui se détache des ombres de l’alcôve, son visage, inondé d’une sueur froide, a atteint le dernier degré du marasme; ses paupières fermées sont tellement gonflées, injectées de sang, qu’elles apparaissent comme deux lobes rougeâtres au milieu de cette face d’une lividité cadavéreuse.

– Encore un accès aussi violent que celui de tout à l’heure… et il est mort…, dit Polidori à voix basse. Arétée [4] l’a dit, la plupart de ceux qui sont atteints de cette étrange et effroyable maladie périssent presque toujours le septième jour… et il y a aujourd’hui six jours que l’infernale créole a allumé le feu inextinguible qui dévore cet homme…

Après quelques moments de silence méditatif, Polidori s’éloigna du lit et se promena lentement dans la chambre.

– Tout à l’heure, reprit-il en s’arrêtant, pendant la crise qui a failli emporter Jacques, je me croyais sous l’obsession d’un rêve en l’entendant décrire une à une, et d’une voix haletante, les monstrueuses hallucinations qui traversaient son cerveau… Terrible… terrible maladie!… Tour à tour elle soumet chaque organe à des phénomènes qui déconcertent la science… épouvantent la nature… Ainsi tout à l’heure l’ouïe de Jacques était d’une sensibilité si incroyablement douloureuse, que, quoique je lui parlasse aussi bas que possible, mes paroles brisaient à ce point son tympan qu’il lui semblait, disait-il, que son crâne était une cloche, et qu’un énorme battant d’airain mis en branle au moindre son lui martelait la tête d’une tempe à l’autre avec un fracas étourdissant et des élancements atroces.

Polidori resta de nouveau pensif devant le lit de Jacques Ferrand, dont il s’était rapproché…

La tempête grondait au-dehors; elle éclata bientôt en longs sifflements, en violentes rafales de vent et de pluie qui ébranlèrent toutes les fenêtres de cette maison délabrée…

Malgré son audacieuse scélératesse, Polidori était superstitieux; de noirs pressentiments l’agitaient; il éprouvait un malaise indéfinissable; les mugissements de l’ouragan qui troublaient seuls le morne silence de la nuit lui inspiraient une vague frayeur contre laquelle il voulait en vain se roidir.

Pour se distraire de ses sombres pensées, il se remit à examiner les traits de son complice.

– Maintenant, dit-il en se penchant vers lui, ses paupières s’injectent… On dirait que son sang calciné y afflue et s’y concentre. L’organe de la vue va, comme tout à l’heure celui de l’ouïe, offrir sans doute quelque phénomène extraordinaire… Quelles souffrances!… Comme elles durent!… Comme elles sont variées!… Oh! ajouta-t-il avec un rire amer, quand la nature se mêle d’être cruelle… et de jouer le rôle de tourmenteur, elle défie les plus féroces combinaisons des hommes. Ainsi, dans cette maladie, causée par une frénésie érotique, elle soumet chaque sens à des tortures inouïes, surhumaines… elle développe la sensibilité de chaque organe jusqu’à l’idéal, pour que l’atrocité des douleurs soit idéale aussi.

Après avoir contemplé pendant quelques moments les traits de son complice, il tressaillit de dégoût, se recula et dit:

– Ah! ce masque est affreux… Ces frémissements rapides qui le parcourent et le rident parfois le rendent effrayant…

Au-dehors l’ouragan redoublait de furie…

– Quel orage! reprit Polidori en tombant assis dans un fauteuil et en appuyant son front dans ses mains. Quelle nuit… quelle nuit! Il ne peut y en avoir de plus funestes pour l’état de Jacques.

Après un long silence il reprit:

– Je ne sais si le prince, instruit de l’infernale puissance des séductions de Cecily et de la fougue des sens de Jacques a prévu que chez un homme d’une trempe si énergique, d’une organisation si vigoureuse, l’ardeur d’une passion brûlante et inassouvie, compliquée d’une sorte de rage cupide, développerait l’effroyable névrose dont Jacques est victime… mais cette conséquence était normale, forcée…

«Oh! oui, dit-il en se levant brusquement et comme s’il eût été effrayé par cette pensée, oui, le prince avait sans doute prévu cela… sa rare et vaste intelligence n’est étrangère à aucune science… Son coup d’œil profond embrasse la cause et l’effet de chaque chose… Impitoyable dans sa justice, il a dû baser et calculer sûrement le châtiment de Jacques sur les développements logiques et successifs d’une passion brutale, exaspérée jusqu’à la rage.

Après un long silence, Polidori reprit:

– Quand je songe au passé… quand je songe aux projets ambitieux que, d’accord avec Sarah, j’avais autrefois fondés sur la jeunesse du prince!… Que d’événements! Par quelles dégradations suis-je tombé dans l’abjection criminelle où je vis, moi qui avais cru efféminer ce prince et en faire l’instrument docile du pouvoir que j’avais rêvé!… De précepteur je comptais devenir ministre… Et, malgré mon savoir, mon esprit, de forfaits en forfaits, j’ai atteint les derniers degrés de l’infamie… Me voici enfin le geôlier de mon complice.