Выбрать главу

Et Polidori s’abîma dans de sinistres réflexions qui le ramenèrent à la pensée de Rodolphe.

– Je redoute et je hais le prince, reprit-il, mais je suis forcé de m’incliner en tremblant devant cette imagination, devant cette volonté toute-puissante qui s’élance toujours d’un seul bond en dehors des routes connues… Quel contraste étrange dans cet homme… assez tendrement charitable pour imaginer la Banque des travailleurs sans ouvrage, assez féroce… pour arracher Jacques à la mort afin de le livrer à toutes les furies vengeresses de la luxure!…

«Rien d’ailleurs de plus orthodoxe, ajouta Polidori avec une sombre ironie. Parmi les peintures que Michel-Ange a faites des sept péchés capitaux dans son Jugement dernier de la chapelle Sixtine, j’ai vu la punition terrifiante dont il frappe la luxure [5]; mais les masques hideux, convulsifs, de ces damnés de la chair qui se tordaient sous la morsure aiguë des serpents, étaient moins effrayants que la face de Jacques pendant son accès de tout à l’heure… il m’a fait peur!

Et Polidori frissonna comme s’il avait encore devant les yeux cette vision formidable.

– Oh! oui! reprit-il avec un abattement rempli de frayeur, le prince est impitoyable… Mieux vaudrait mille fois, pour Ferrand, avoir porté sa tête sur l’échafaud, mieux vaudrait le feu, la roue, le plomb fondu qui brûle et troue les membres, que le supplice que ce misérable endure. À force de le voir souffrir je finis par m’épouvanter pour mon propre sort… Que va-t-on décider de moi… que me réserve-t-on, à moi le complice de Jacques?… Être son geôlier ne peut suffire à la vengeance du prince… il ne m’a pas fait grâce de l’échafaud… pour me laisser vivre. Peut-être une prison éternelle m’attend-elle en Allemagne… Mieux encore vaudrait cela que la mort… Je ne pouvais que me mettre aveuglément à la discrétion du prince… c’était ma seule chance de salut… Quelquefois, malgré sa promesse, une crainte m’assiège… peut-être me livrera-t-on au bourreau… si Jacques succombe! En dressant l’échafaud pour moi de son vivant, ce serait le dresser aussi pour lui, mon complice… mais, lui mort?… Pourtant… je le sais, la parole du prince est sacrée… mais moi qui ai tant de fois violé les lois divines et humaines… pourrai-je invoquer la promesse jurée?… Il n’importe!… De même qu’il était de mon intérêt que Jacques ne s’échappât pas, il serait aussi de mon intérêt de prolonger ses jours… Mais à chaque instant les symptômes de sa maladie s’aggravent… il faudrait presque un miracle pour le sauver… Que faire… que faire?

À ce moment, la tempête était dans toute sa fureur; une cheminée presque croulante de vétusté, renversée par la violence du vent, tomba sur le toit et dans la cour avec le fracas retentissant de la foudre.

Jacques Ferrand, brusquement arraché à sa torpeur somnolente, fit un mouvement sur son lit.

Polidori se sentit de plus en plus sous l’obsession de la vague terreur qui le dominait.

– C’est une sottise de croire aux pressentiments, dit-il d’une voix troublée, mais cette nuit me semble devoir être sinistre…

Un sourd gémissement du notaire attira l’attention de Polidori.

– Il sort de sa torpeur, se dit-il, en se rapprochant lentement du lit; peut-être va-t-il tomber dans une nouvelle crise.

– Polidori! murmura Jacques Ferrand, toujours étendu sur son lit et tenant ses yeux fermés, Polidori quel est ce bruit?

– Une cheminée qui s’écroule…, répondit Polidori à voix basse, craignant de frapper trop vivement l’ouïe de son complice; un affreux ouragan ébranle la maison jusque dans ses fondements… la nuit est horrible… horrible!

Le notaire ne l’entendit pas et reprit en tournant à demi la tête:

– Polidori, tu n’es donc pas là?

– Si… si… je suis là, dit Polidori d’une voix plus haute, mais je t’ai répondu doucement de peur de te causer, comme tout à l’heure, de nouvelles douleurs, en parlant haut.

– Non… maintenant ta voix arrive à mon oreille sans me faire éprouver ces affreuses douleurs de tantôt… car il me semblait au moindre bruit que la foudre éclatait dans mon crâne… et pourtant, au milieu de ce fracas, de ces souffrances sans nom, je distinguais la voix passionnée de Cecily qui m’appelait…

– Toujours cette femme infernale… toujours! Mais chasse donc ces pensées… elles te tueront!

– Ces pensées sont ma vie! Comme ma vie, elles résistent à mes tortures.

– Mais, insensé que tu es, ce sont ces pensées seules qui causent tes tortures, te dis-je! Ta maladie n’est autre chose que ta frénésie sensuelle arrivée à sa dernière exaspération… Encore une fois, chasse de ton cerveau ces images mortellement lascives, ou tu périras…

– Chasser ces images! s’écria Jacques Ferrand avec exaltation, oh! jamais, jamais! Toute ma crainte est que ma pensée s’épuise à les évoquer… mais, par l’enfer! elle ne s’épuise pas… Plus cet ardent mirage m’apparaît, plus il ressemble à la réalité… Dès que la douleur me laisse un moment de repos, dès que je puis lier deux idées, Cecily, ce démon que je chéris et que je maudis, surgit à mes yeux.

– Quelle fureur indomptable! Il m’épouvante!

– Tiens, maintenant, dit le notaire d’une voix stridente et les yeux obstinément attachés sur un point obscur de son alcôve, je vois déjà comme une forme indécise et blanche se dessiner… là… là!

Et il étendait son doigt velu et décharné dans la direction de sa vision.

– Tais-toi, malheureux.

– Ah! la voilà!…

– Jacques… c’est la mort!

– Ah! je la vois, ajouta Ferrand les dents serrées, sans répondre à Polidori; la voilà! qu’elle est belle! qu’elle est belle!… Comme ses cheveux noirs flottent en désordre sur ses épaules!… Et ses petites dents qu’on aperçoit entre ses lèvres entr’ouvertes… ses lèvres si rouges et si humides! quelles perles!… Oh! ses grands yeux semblent tour à tour étinceler et mourir!… Cecily! ajouta-t-il avec une exaltation inexprimable, Cecily! je t’adore!…

– Jacques! écoute, écoute!

– Oh! la damnation éternelle… et la voir ainsi pendant l’éternité!…

– Jacques! s’écria Polidori alarmé, n’excite pas ta vue sur ces fantômes!

– Ce n’est pas un fantôme!

– Prends garde! tout à l’heure, tu le sais… tu te figurais aussi entendre les chants voluptueux de cette femme, et ton ouïe a été tout à coup frappée d’une douleur effroyable… Prends garde!

– Laisse-moi! s’écria le notaire avec un courroux impatient, laisse-moi!… À quoi bon l’ouïe, sinon pour l’entendre?… la vue, sinon pour la voir?…