Выбрать главу

Et Jacques Ferrand se traîna vers le milieu de la chambre sur ses genoux et sur ses mains. Quoique ses forces fussent épuisées, de temps à autre il avançait par un soubresaut convulsif, puis il s’arrêtait, semblant écouter attentivement.

– Où est-elle? où est-elle? j’approche, elle s’éloigne… Ah!… là-bas… oh! elle m’attend… va… va… mords le sable en poussant tes rugissements plaintifs… Ah! ses grands yeux féroces… ils deviennent languissants, ils implorent… Cecily, ton vieux tigre est à toi, s’écria-t-il.

Et d’un dernier élan il eut la force de se soulever et de se redresser sur ses genoux.

Mais tout à coup se renversant en arrière avec épouvante, le corps affaissé sur ses talons, les cheveux hérissés, le regard effaré, la bouche contournée de terreur, les deux mains tendues en avant, il sembla lutter avec rage contre un objet invisible, prononçant des paroles sans suite, et s’écriant d’une voix entrecoupée:

– Quelle morsure… au secours… nœuds glacés… mes bras brisés… je ne peux pas l’ôter… dents aiguës… Non, non, oh! pas les yeux… au secours… un serpent noir… oh! sa tête plate… ses prunelles de feu. Il me regarde… c’est le démon… Ah! il me reconnaît… Jacques Ferrand… à l’église… saint homme… toujours à l’église… va-t’en… au signe de la croix… va-t’en…

Et le notaire se redressant un peu, s’appuyant d’une main sur le parquet, tâcha de l’autre de se signer.

Son front livide était inondé de sueur froide, ses yeux commençaient à perdre de leur transparence; ils devenaient ternes, glauques.

Tous les symptômes d’une mort prochaine se manifestaient.

Rodolphe et les autres témoins de cette scène restaient immobiles et muets, comme s’ils eussent été sous l’obsession d’un rêve abominable.

– Ah!… reprit Jacques Ferrand toujours à demi étendu sur le parquet et se soutenant d’une main, le démon… disparu… je vais à l’église… je suis un saint homme… je prie… Hein? on ne le saura pas… tu crois? non, non, tentateur… bien sûr! Le secret? Eh bien! qu’elles viennent… ces femmes… Toutes… oui, toutes… si on ne sait pas.

Et sur cette hideuse physionomie de ce martyr damné de la luxure on put suivre les dernières convulsions de l’agonie sensuelle… Les deux pieds dans la tombe que sa passion frénétique avait ouverte, obsédé par son fougueux délire, il évoquait encore des images d’une volupté mortelle.

– Ah!… reprit-il d’une voix haletante, ces femmes… ces femmes! Mais le secret! Je suis un saint homme! Le secret! Ah! les voilà! trois… Elles sont trois! Que dit celle-ci? Je suis Louise Morel… Ah! oui… Louise Morel… je sais… Je ne suis qu’une fille du peuple… Vois, Jacques… quelle forêt de cheveux bruns se déploie sur mes épaules… Tu trouvais mon visage beau… Tiens… prends… garde-le… Que me donnera-t-elle? Sa tête… coupée par le bourreau… Cette tête morte, elle me regarde… Cette tête morte… elle me parle… Ses lèvres violettes, elles remuent… Viens! viens! viens! Comme Cecily… non… je ne veux pas… je ne veux pas… démon… laisse-moi… va-t’en… vas-t’en! Et cette autre femme! oh! belle! belle! Jacques… je suis la duchesse… de Lucenay… Vois ma taille de déesse… mon sourire… mes yeux effrontés… Viens! viens! oui… je viens… mais attends! Et celle-ci… qui retourne son visage! Oh! Cecily! Cecily! Oui… Jacques… je suis Cecily… Tu vois les trois Grâces… Louise… la duchesse et moi… choisis… Beauté du peuple… beauté patricienne… beauté sauvage des tropiques… L’enfer avec nous… Viens! viens!… L’enfer avec vous!… Oui, s’écria Jacques Ferrand en se soulevant sur ses genoux et en étendant ses bras pour saisir ces fantômes.

Ce dernier élan convulsif fut suivi d’une commotion mortelle.

Il retomba aussitôt en arrière, roide et inanimé ses yeux semblaient sortir de leur orbite; d’atroces convulsions imprimaient à ses traits des contorsions surnaturelles, pareilles à celle que la pile voltaïque arrache au visage des cadavres; une écume sanglante inondait ses lèvres; sa voix était sifflante, strangulée, comme celle d’un hydrophobe, car, dans son dernier paroxysme, cette maladie épouvantable… épouvantable punition de la luxure, offre les mêmes symptômes que la rage.

La vie du monstre s’éteignit au milieu d’une dernière et horrible vision, car il balbutia ces mots:

– Nuit noire! noire… spectre… squelettes d’airain rougi au feu… m’enlacent… leurs doigts brûlants… ma chair fume… ma moelle se calcine… spectre acharné… non! non… Cecily! le feu… Cecily!…

Tels furent les derniers mots de Jacques Ferrand…

Rodolphe sortit épouvanté.

VI L’hospice [6]

On se souvient que Fleur-de-Marie, sauvée par la Louve, avait été transportée, non loin de l’île du Ravageur, dans la maison de campagne du docteur Griffon, l’un des médecins de l’hospice civil où nous conduirons le lecteur.

Ce savant docteur, qui avait obtenu, par de hautes protections, un service dans cet hôpital, regardait ses salles comme une espèce de lieu d’essai où il expérimentait sur les pauvres les traitements qu’il appliquait ensuite à ses riches clients, ne hasardant jamais sur ceux-ci un nouveau moyen curatif avant d’en avoir ainsi plusieurs fois tenté et répété l’application in anima vili, comme il le disait avec cette sorte de barbarie naïve où peut conduire la passion aveugle de l’art, et surtout l’habitude et la puissance d’exercer, sans crainte et sans contrôle, sur une créature de Dieu, toutes les capricieuses tentatives, toutes les savantes fantaisies d’un esprit inventeur.

Ainsi, par exemple, le docteur voulait-il s’assurer de l’effet comparatif d’une médication nouvelle assez hasardée, afin de pouvoir déduire des conséquences favorables à tel ou tel système:

Il prenait un certain nombre de malades…

Traitait ceux-ci selon la nouvelle méthode,

Ceux-là par l’ancienne.

Dans quelques circonstances abandonnait les autres aux seules forces de la nature…

Après quoi il comptait les survivants…

Ces terribles expériences étaient, à bien dire, un sacrifice humain fait sur l’autel de la science [7].

Le docteur Griffon n’y songeait même pas.

Aux yeux de ce prince de la science, comme on dit de nos jours, les malades de son hôpital n’étaient que de la matière à étude, à expérimentation; et comme, après tout, il résultait parfois de ses essais un fait utile ou une découverte acquise à la science, le docteur se montrait aussi ingénument satisfait et triomphant qu’un général après une victoire assez coûteuse en soldats.

L’homœopathie, lors de son apparition, n’avait pas eu d’adversaire plus acharné que le docteur Griffon. Il traitait cette méthode d’absurde, de funeste, d’homicide; aussi, fort de sa conviction, et voulant mettre les homœopathes, comme on dit, au pied du mur, il aurait voulu leur offrir, avec une loyauté chevaleresque, un certain nombre de malades sur lesquels l’homœopathie instrumenterait à son gré, sûr d’avance que, de vingt malades soumis à ce traitement, cinq au plus survivraient… Mais la lettre de l’Académie de médecine, qui refusait les expériences provoquées par le ministère lui-même, sur la demande de la société de médecine homœopathique, réprima cet excès de zèle, et, par esprit de corps, il ne voulut pas faire de son autorité privée ce que ses supérieurs hiérarchiques avaient repoussé. Seulement il continua avec la même inconséquence que ses collègues à déclarer à la fois les doses homœopathiques sans aucune action et très-dangereuses, sans réfléchir que ce qui est inerte ne peut en même temps être venimeux; mais les préjugés des savants ne sont pas moins tenaces que ceux du vulgaire, et il fallut bien des années avant qu’un médecin consciencieux osât expérimenter dans un hôpital de Paris la médecine des petites doses et sauver, avec des globules, des centaines de pneumoniques que la saignée eût envoyés dans l’autre monde.