Quant au docteur Griffon, qui déclarait si cavalièrement homicides les millionièmes de grains, il continua d’ingurgiter sans pitié à ses patients l’iode, la strychnine et l’arsenic, jusqu’aux limites extrêmes de la tolérance physiologique, ou pour mieux dire jusqu’à l’extinction de la vie.
On eût stupéfié le docteur Griffon en lui disant, à propos de cette libre et autocratique disposition de ses sujets:
«Un tel état de choses ferait regretter la barbarie de ce temps où les condamnés à mort étaient exposés à subir des opérations chirurgicales récemment découvertes… mais que l’on n’osait encore pratiquer sur le vivant… L’opération réussissait-elle, le condamné était gracié.
«Comparée à ce que vous faites, cette barbarie était de la charité, monsieur.
«Après tout, on donnait ainsi une chance de vie à un misérable que le bourreau attendait, et l’on rendait possible une expérience peut-être utile au salut de tous.
«Les homœopathes, que vous accablez de vos sarcasmes, ont essayé préalablement sur eux-mêmes tous les médicaments dont ils se servent pour combattre les maladies. Plusieurs ont succombé dans ces essais noblement téméraires, mais leur mort doit être inscrite en lettres d’or dans le martyrologe de la science. N’est-ce pas à de semblables expériences que vous devriez convier vos élèves?
«Mais leur indiquer la population d’un hôpital comme une vile matière destinée à la manipulation thérapeutique, comme une espèce de chair à canon destinée à supporter les premières bordées de la mitraille médicale, plus meurtrière que celle du canon; mais tenter vos aventureuses médications sur de malheureux artisans dont l’hospice est le seul refuge lorsque la maladie les accable… mais essayer un traitement peut-être funeste sur des gens que la misère vous livre confiants et désarmés… à vous leur seul espoir, à vous qui ne répondez de leur vie qu’à Dieu… Savez-vous que cela serait pousser l’amour de la science jusqu’à l’inhumanité, monsieur?
«Comment! les classes pauvres peuplent déjà les ateliers, les champs, l’armée; de ce monde elles ne connaissent que misère et privations, et lorsqu’à bout de fatigues et de souffrances elles tombent exténuées… et demi-mortes… la maladie même ne les préserverait pas d’une dernière et sacrilège exploitation?
«J’en appelle à votre cœur, monsieur, cela ne serait-il pas injuste et cruel?»
Hélas! le docteur Griffon aurait été touché peut-être par ces paroles sévères, mais non convaincu.
L’homme est fait de la sorte: le capitaine s’habitue aussi à ne plus considérer ses soldats que comme des pions de ce jeu sanglant qu’on appelle une bataille.
Et c’est parce que l’homme est ainsi fait que la société doit protection à ceux que le sort expose à subir la réaction de ces nécessités humaines.
Or, le caractère du docteur Griffon une fois admis (et on peut l’admettre sans trop d’hyperbole), la population de son hospice n’avait donc aucune garantie, aucun recours contre la barbarie scientifique de ses expériences: car il existe une fâcheuse lacune dans l’organisation des hôpitaux civils.
Nous la signalons ici; puissions-nous être entendu…
Les hôpitaux militaires sont chaque jour visités par un officier supérieur chargé d’accueillir les plaintes des soldats malades et d’y donner suite si elles lui semblent raisonnables. Cette surveillance contradictoire, complètement distincte de l’administration et du service de santé, est excellente; elle a toujours produit les meilleurs résultats. Il est d’ailleurs impossible de voir des établissements mieux tenus que les hôpitaux militaires; les soldats y sont soignés avec une douceur extrême, et traités nous dirions presque avec une commisération respectueuse.
Pourquoi une surveillance analogue à celle que les officiers supérieurs exercent dans les hôpitaux militaires n’est-elle pas exercée dans les hôpitaux civils par des hommes complètement indépendants de l’administration et du service de santé, par une commission choisie peut-être parmi les maires, leurs adjoints, parmi tous ceux enfin qui exercent les diverses charges de l’édilité parisienne, charges toujours si ardemment briguées? Les réclamations du pauvre (si elles étaient fondées) auraient ainsi un organe impartial, tandis que, nous le répétons, cet organe manque absolument; il n’existe aucun contrôle contradictoire du service des hospices…
Cela nous semble exorbitant.
Ainsi, la porte des salles du docteur Griffon une fois refermée sur un malade, ce dernier appartenait corps et âme à la science. Aucune oreille amie ou désintéressée ne pouvait entendre ses doléances.
On lui disait nettement qu’étant admis à l’hospice par charité, il faisait désormais partie du domaine expérimental du docteur, et que malade et maladie devaient servir de sujet d’étude, d’observation, d’analyse ou d’enseignement aux jeunes élèves qui suivaient assidûment la visite de M. Griffon.
En effet, bientôt le sujet avait à répondre aux interrogatoires souvent les plus pénibles, les plus douloureux, et cela non pas seul à seul avec le médecin, qui, comme le prêtre, remplit un sacerdoce et a le droit de tout savoir; non, il lui fallait répondre à voix haute, devant une foule avide et curieuse.
Oui, dans ce pandémonium de la science, vieillard ou jeune homme, fille ou femme, étaient obligés d’abjurer tout sentiment de pudeur ou de honte, et de faire les révélations les plus intimes, de se soumettre aux investigations matérielles les plus pénibles devant un nombreux public, et presque toujours ces cruelles formalités aggravaient les maladies.
Et cela n’était ni humain ni juste: c’est parce que le pauvre entre à l’hospice au nom saint et sacré de la charité qu’il doit être traité avec compassion, avec respect; car le malheur a sa majesté [8].
En lisant les lignes suivantes, on comprendra pourquoi nous les avons fait précéder de quelques réflexions.
Rien de plus attristant que l’aspect nocturne de la vaste salle d’hôpital où nous introduirons le lecteur.
Le long de ses grands murs sombres, percés çà et là de fenêtres grillagées comme celles des prisons, s’étendent deux rangées de lits parallèles, vaguement éclairées par la lueur sépulcrale d’un réverbère suspendu au plafond.