– Elle s’appelait la Goualeuse. Tout mon chagrin est de ne l’avoir pas revue depuis longtemps… Elle était jolie comme une Sainte Vierge, avec de beaux cheveux blonds et des yeux bleus si doux, si doux… Malheureusement, malgré son secours, mon pauvre enfant est mort… à deux mois; il était si chétif, il n’avait que le souffle… et la Lorraine essuya une larme.
– Et votre mari?
– Je ne suis pas mariée… je blanchissais à la journée chez une riche bourgeoise de mon pays: j’avais toujours été sage, mais je m’en suis laissé conter par le fils de la maison, et alors…
– Ah! oui… je comprends.
– Quand j’ai vu l’état où je me trouvais, je n’ai pas osé rester au pays; M. Jules, c’était le fils de la riche bourgeoise, m’a donné cinquante francs pour venir à Paris, disant qu’il me ferait passer vingt francs tous les mois pour ma layette et pour mes couches; mais, depuis mon départ de chez nous, je n’ai plus jamais rien reçu de lui, pas seulement de ses nouvelles; je lui ai écrit une fois, il ne m’a pas répondu… je n’ai pas osé recommencer, je voyais bien qu’il ne voulait plus entendre parler de moi…
– Et c’est lui qui vous a perdue, pourtant; et il est riche?
– Sa mère a beaucoup de bien chez nous; mais que voulez-vous? je n’étais plus là… il m’a oubliée…
– Mais au moins… il n’aurait pas dû vous oublier, à cause de son enfant.
– C’est au contraire cela, voyez-vous, qui l’aura rendu mal pour moi; il m’en aura voulu d’être enceinte, parce que je lui devenais un embarras.
– Pauvre Lorraine!
– Je regrette mon enfant, pour moi, mais pas pour elle; pauvre chère petite! elle aurait eu trop de misère et aurait été orpheline de trop bonne heure… car je n’en ai pas pour longtemps à vivre…
– On ne doit pas avoir de ces idées-là à votre âge. Est-ce qu’il y a beaucoup de temps que vous êtes malade?
– Bientôt trois mois… Dame, quand j’ai eu à gagner pour moi et mon enfant, j’ai redoublé de travail, j’ai repris trop vite mon ouvrage à mon bateau; l’hiver était très-froid, j’ai gagné une fluxion de poitrine: c’est à ce moment-là que j’ai perdu ma petite fille. En la veillant, j’ai négligé de me soigner… et puis par là-dessus le chagrin… enfin je suis poitrinaire… condamnée comme l’était l’actrice qui vient de mourir.
– À votre âge, il y a toujours de l’espoir.
– L’actrice n’avait que deux ans de plus que moi, et vous voyez.
– Celle que les bonnes sœurs veillent maintenant, c’était donc une actrice?
– Mon Dieu, oui. Voyez le sort… Elle avait été belle comme le jour. Elle avait eu beaucoup d’argent, des équipages, des diamants; mais par malheur la petite vérole l’a défigurée, alors la gêne est venue, puis la misère, enfin la voilà morte à l’hospice. Du reste, elle n’était pas fière; au contraire, elle était bien douce et bien honnête pour toute la salle… Jamais personne n’est venu la voir; pourtant, il y a quatre ou cinq jours, elle nous disait qu’elle avait écrit à un monsieur qu’elle avait connu autrefois dans son beau temps, et qui l’avait bien aimée; elle lui écrivait pour le prier de venir réclamer son corps, parce que cela lui faisait mal de penser qu’elle serait disséquée… coupée en morceaux.
– Et ce monsieur… il est venu?
– Non.
– Ah! c’est bien mal.
– À chaque instant la pauvre femme demandait après lui, disant toujours: «Oh! il viendra, oh! il va venir, bien sûr…» et pourtant elle est morte sans qu’il soit venu…
– Sa fin lui aura été plus pénible encore.
– Oh! mon Dieu! oui, car ce qu’elle craignait tant arrivera à son pauvre corps…
– Après avoir été riche, heureuse, mourir ici, c’est triste! Au moins, nous autres nous ne changeons que de misères…
– À propos de ça, reprit la Lorraine après un moment d’hésitation, je voudrais bien que vous me rendiez un service.
– Parlez…
– Si je mourais, comme c’est probable, avant que vous sortiez d’ici, je voudrais que vous réclamiez mon corps… J’ai la même peur que l’actrice… et j’ai mis là le peu d’argent qui me reste pour me faire enterrer.
– N’ayez donc pas ces idées-là.
– C’est égal, me le promettez-vous?
– Enfin, Dieu merci, ça n’arrivera pas.
– Oui, mais si cela arrive, je n’aurai pas, grâce à vous, le même malheur que l’actrice.
– Pauvre dame, après avoir été riche, finir ainsi! Il n’y a pas que l’actrice dans cette salle qui ait été riche, madame Jeanne.
– Appelez-moi donc Jeanne… comme je vous appelle la Lorraine.
– Vous êtes bien bonne…
– Qui donc encore a été riche aussi?
– Une jeune personne de quinze ans au plus, qu’on a amenée ici hier soir, avant que vous n’entriez. Elle était si faible qu’on était obligé de la porter. La sœur dit que cette jeune personne et sa mère sont des gens très-comme il faut, qui ont été ruinés…
– Sa mère est ici aussi?
– Non, la mère était si mal, si mal, qu’on n’a pu la transporter… La pauvre jeune fille ne voulait pas la quitter, et on a profité de son évanouissement pour l’emmener… C’est le propriétaire d’un méchant garni où elles logeaient qui, de peur qu’elles ne meurent chez lui, a été faire sa déclaration au commissaire.
– Et où est-elle?
– Tenez… là… dans le lit en face de vous…
– Et elle a quinze ans?
– Mon Dieu! tout au plus.
– L’âge de ma fille aînée!… dit Jeanne en ne pouvant retenir ses larmes.
VII La visite
Jeanne Duport, à la pensée de sa fille, s’était mise à pleurer amèrement.
– Pardon, lui dit la Lorraine attristée, pardon, si je vous ai fait de la peine sans le vouloir en vous parlant de vos enfants… Ils sont peut-être malades aussi?
– Hélas! mon Dieu… je ne sais pas ce qu’ils vont devenir si je reste ici plus de huit jours.
– Et votre mari?
Après un moment de silence, Jeanne reprit en essuyant ses larmes:
– Puisque nous sommes amies ensemble, la Lorraine, je peux vous dire mes peines, comme vous m’avez dit les vôtres… cela me soulagera… Mon mari était un bon ouvrier; il s’est dérangé, puis il m’a abandonnée, moi et mes enfants, après avoir vendu tout ce que nous possédions; je me suis remise au travail, de bonnes âmes m’ont aidée, je commençais à être un peu à flot, j’élevais ma petite famille du mieux que je pouvais, quand mon mari est revenu, avec une mauvaise femme qui était sa maîtresse, me reprendre le peu que je possédais, et ç’a été encore à recommencer.
– Pauvre Jeanne, vous ne pouviez pas empêcher cela?