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– Ta, ta, ta, votre mari vous a poussée et vous êtes tombée… vous nous la donnez belle… il a certainement fait mieux que vous pousser… il doit vous avoir parfaitement bien frappée dans l’estomac, à plusieurs reprises… Peut-être même vous aura-t-il foulée aux pieds… Voyons, répondez! dites la vérité.

– Ah! monsieur, je vous assure qu’il était gris… sans cela il n’aurait pas été si méchant.

– Bon ou méchant, gris ou noir, il ne s’agit pas de ça, ma brave femme; je ne suis pas juge d’instruction, moi; je tiens tout bonnement à préciser un fait: vous avez été renversée et foulée aux pieds avec fureur, n’est-ce pas?

– Hélas! oui, monsieur, dit Jeanne en fondant en larmes, et pourtant je ne lui ai jamais donné un sujet de plainte… je travaille autant que je peux et je…

– L’épigastre doit être douloureux? Vous devez y ressentir une grande chaleur? dit le docteur en interrompant Jeanne… Vous devez éprouver du malaise, de la lassitude, des nausées?

– Oui, monsieur… Je ne suis venue ici qu’à la dernière extrémité, quand la force m’a tout à fait manqué; sans cela, je n’aurais pas abandonné mes enfants… dont je vais être si inquiète, car ils n’ont que moi… Et puis Catherine… ah! c’est elle surtout qui me tourmente, monsieur… si vous saviez…

– Votre langue! dit le docteur Griffon en interrompant de nouveau la malade.

Cet ordre parut si étrange à Jeanne, qui avait cru apitoyer le docteur, qu’elle ne lui répondit pas tout d’abord et le regarda avec ébahissement.

– Voyons donc cette langue dont vous vous servez si bien, dit le docteur en souriant; puis il baissa du bout du doigt la mâchoire inférieure de Jeanne.

Après avoir fait successivement et longuement tâter et examiner par ses élèves la langue du sujet afin d’en constater la couleur et la sécheresse, le docteur se recueillit un moment. Jeanne, surmontant sa crainte, s’écria d’une voix tremblante:

– Monsieur, je vais vous dire… des voisins aussi pauvres que moi ont bien voulu se charger de deux de mes enfants, mais pendant huit jours seulement… C’est déjà beaucoup… Au bout de ce temps, il faut que je retourne chez moi… Aussi, je vous en supplie, pour l’amour de Dieu! guérissez-moi le plus vite possible… ou à peu près… que je puisse seulement me laver et travailler, je n’ai que huit jours devant moi… car…

– Face décolorée, état de prostration complète; cependant pouls assez fort, dur et fréquent, dit imperturbablement le docteur en désignant Jeanne. Remarquez-le bien, messieurs: oppression, chaleur à l’épigastre: tous ces symptômes annoncent certainement une hématémèse… probablement compliquée d’une hépatite causée par des chagrins domestiques, ainsi que l’indique la coloration jaunâtre du globe de l’œil; le sujet a reçu des coups violents dans les régions de l’épigastre et de l’abdomen: le vomissement de sang est nécessairement causé par quelque lésion organique de certains viscères… À ce propos, j’appellerai votre attention sur un point très-curieux, fort curieux: les ouvertures cadavériques de ceux qui sont morts de l’affection dont le sujet est atteint offrent des résultats singulièrement variables; souvent la maladie, très-aiguë et très-grave, emporte le malade en peu de jours, et l’on ne trouve aucune trace de son existence; d’autres fois la rate, le foie, le pancréas, offrent des lésions plus ou moins profondes. Il est probable que le sujet dont nous nous occupons a souffert quelques-unes de ces lésions; nous allons donc tâcher de nous en assurer, et vous vous en assurerez vous-mêmes par un examen attentif du malade.

Et, d’un mouvement rapide, le docteur Griffon, rejetant la couverture au pied du lit, découvrit presque entièrement Jeanne.

Nous répugnons à peindre l’espèce de lutte douloureuse de cette infortunée, qui sanglotait, éperdue de honte, implorant le docteur et son auditoire.

Mais à cette menace: «On va vous mettre dehors de l’hospice si vous ne vous soumettez pas aux usages établis», menace si écrasante pour ceux dont l’hospice est l’unique et dernier refuge, Jeanne se soumit à une investigation publique qui dura longtemps, très-longtemps… car le docteur Griffon analysait, expliquait chaque symptôme, et les plus studieux des assistants voulurent ensuite joindre la pratique à la théorie et s’assurer par eux-mêmes de l’état physique du sujet.

Ensuite de cette scène cruelle, Jeanne éprouva une émotion si violente qu’elle tomba dans une crise nerveuse pour laquelle le docteur Griffon donna une prescription supplémentaire.

La visite continua.

Le docteur Griffon arriva bientôt auprès du lit de Mlle Claire de Fermont, victime comme sa mère de la cupidité de Jacques Ferrand. Terrible et nouvel exemple des conséquences sinistres qu’entraîne après soi un abus de confiance, ce délit si faiblement puni par la loi.

Mlle de Fermont, coiffée du bonnet de toile fourni par l’hôpital, appuyait languissamment sa tête sur le traversin de son lit; à travers les ravages de la maladie, on retrouvait sur ce candide et doux visage les traces d’une beauté pleine de distinction.

Après une nuit de douleurs aiguës, la pauvre enfant était tombée dans une sorte d’assoupissement fébrile, et, lorsque le docteur et son cortège scientifique étaient entrés dans la salle, le bruit de la visite ne l’avait pas réveillée.

– Un nouveau sujet, messieurs! dit le prince de la science en parcourant la pancarte qu’un élève lui présenta. Maladie, fièvre lente, nerveuse… Peste! s’écria le docteur avec une expression de satisfaction profonde, si l’interne de service ne s’est pas trompé dans son diagnostic, c’est une excellente aubaine, il y a fort longtemps que je désirais une fièvre lente nerveuse… car ce n’est généralement pas une maladie de pauvres. Ces affections naissent presque toujours ensuite de graves perturbations dans la position sociale du sujet, et il va sans dire que plus la position est élevée, plus la perturbation est profonde. C’est du reste une affection des plus remarquables par ses caractères particuliers. Elle remonte à la plus haute antiquité, les écrits d’Hippocrate ne laissent aucun doute à cet égard, et c’est tout simple: cette fièvre, je l’ai dit, a presque toujours pour cause les chagrins les plus violents. Or, le chagrin est vieux comme le monde. Pourtant, chose singulière, avant le dix-huitième siècle cette maladie n’avait été exactement décrite par aucun auteur; c’est Huxham, qui honore à tant de titres la médecine de cette époque, c’est Huxham, dis-je, qui le premier a donné une monographie de la fièvre nerveuse, monographie qui est devenue classique… et pourtant c’est une maladie de vieille roche, ajouta le docteur en riant. Eh! eh! eh! elle appartient à cette grande, antique et illustre famille febris dont l’origine se perd dans la nuit des temps. Mais ne nous réjouissons pas trop, voyons si en effet nous avons le bonheur de posséder un échantillon de cette curieuse affection. Cela se trouverait doublement désirable, car il y a très-longtemps que j’ai envie d’essayer l’usage interne du phosphore… Oui, messieurs, reprit le docteur en entendant dans son auditoire une sorte de frémissement de curiosité, oui, messieurs, du phosphore; c’est une expérience fort curieuse que je veux tenter, elle est audacieuse! Mais audaces fortuna juvat… et l’occasion sera excellente. Nous allons d’abord examiner si le sujet va nous offrir sur toutes les parties de son corps, et principalement la poitrine, cette éruption miliaire si symptomatique selon Huxham, et vous vous assurerez vous-mêmes, en palpant le sujet, de l’espèce de rugosité que cette éruption entraîne. Mais ne vendons pas la peau de l’ours avant de l’avoir mis par terre, ajouta le prince de la science qui se trouvait décidément fort en gaieté.