Car de nobles intelligences, qui ont autrefois rayonné d’un pur et vif éclat, portent aujourd’hui à Bicêtre la houppelande des bons pauvres.
Car il n’y a pas ici, comme à Londres, un établissement charitable [16] où un étranger sans ressource trouve au moins pour une nuit un toit, un lit et un morceau de pain…
Car les ouvriers qui vont en Grève chercher du travail et attendre les embauchements n’ont pas même pour se garantir des intempéries des saisons un hangar pareil à celui qui, dans les marchés, abrite le bétail en vente [17]. Pourtant la Grève est la Bourse des travailleurs sans ouvrage, et dans cette Bourse-là il ne se fait que d’honnêtes transactions, car elles n’ont pour fin que d’obtenir un rude labeur et un salaire insuffisant dont l’artisan paye un pain bien amer…
Car…
Mais l’on ne cesserait pas si l’on voulait compter tout ce que l’on a sacrifié d’utiles fondations à cette grotesque imitation de temple grec, enfin destiné au culte catholique.
Mais revenons à Bicêtre et disons, pour complètement énumérer les différentes destinations de cet établissement, qu’à l’époque de ce récit les condamnés à mort y étaient conduits après leur jugement. C’est donc dans un des cabanons de cette maison que la veuve Martial et sa fille Calebasse attendaient le moment de leur exécution, fixée au lendemain; la mère et la fille n’avaient voulu se pourvoir ni en grâce ni en cassation. Nicolas, le Squelette et plusieurs autres scélérats étaient parvenus à s’évader de la Force la veille de leur transfèrement à Bicêtre.
Nous l’avons dit, rien de plus riant que l’abord de cet édifice lorsqu’en venant de Paris on y entrait par la cour des Pauvres.
Grâce à un printemps hâtif, les ormes et les tilleuls se couvraient déjà de pousses verdoyantes; les grandes pelouses de gazon étaient d’une fraîcheur extrême, et çà et là les plates-bandes s’émaillaient de perce-neige, de primevères, d’oreilles d’ours aux couleurs vives et variées; le soleil dorait le sable brillant des allées. Les vieillards pensionnaires, vêtus de houppelandes grises, se promenaient çà et là, ou devisaient, assis sur des bancs: leur physionomie sereine annonçait généralement le calme, la quiétude, ou une sorte d’insouciance tranquille.
Onze heures venaient de sonner à l’horloge lorsque deux fiacres s’arrêtèrent devant la grille extérieure; de la première voiture descendirent Mme Georges, Germain et Rigolette; de la seconde, Louise Morel et sa mère.
Germain et Rigolette étaient, on le sait, mariés depuis quinze jours. Nous laissons le lecteur s’imaginer la pétulante gaieté, le bonheur turbulent qui rayonnaient sur le frais visage de la grisette, dont les lèvres fleuries ne s’ouvraient que pour rire, sourire, ou embrasser Mme Georges, qu’elle appelait sa mère.
Les traits de Germain exprimaient une félicité plus calme, plus réfléchie, plus grave… il s’y mêlait un sentiment de reconnaissance profonde, presque du respect pour cette bonne et vaillante jeune fille qui lui avait apporté en prison des consolations si secourables, si charmantes… ce dont Rigolette n’avait pas l’air de se souvenir le moins du monde; aussi, dès que son petit Germain mettait l’entretien sur ce sujet, elle parlait aussitôt d’autre chose, prétextant que ces souvenirs l’attristaient. Quoiqu’elle fût devenue Mme Germain et que Rodolphe l’eût dotée de quarante mille francs, Rigolette n’avait pas voulu, et son mari avait été de cet avis, changer sa coiffure de grisette contre un chapeau. Certes, jamais l’humilité ne servit mieux une innocente coquetterie; car rien n’était plus gracieux, plus élégant que son petit bonnet à barbes plates, un peu à la paysanne, orné de chaque côté de deux gros nœuds orange, qui faisaient encore valoir le noir éclatant de ses jolis cheveux, qu’elle portait longs et bouclés, depuis qu’elle avait le temps de mettre des papillottes; un col richement brodé entourait le cou charmant de la jeune mariée; une écharpe de cachemire français de la même nuance que les rubans du bonnet cachait à demi sa taille souple et fine, et, quoiqu’elle n’eût pas de corset, selon son habitude (bien qu’elle eût aussi le temps de se lacer), sa robe montante de taffetas mauve ne faisait pas le plus léger pli sur son corsage svelte, arrondi, comme celui de la Galatée de marbre.
Mme Georges contemplait son fils et Rigolette avec un bonheur profond, toujours nouveau.
Louise Morel, après une instruction minutieuse et l’autopsie de son enfant, avait été mise en liberté par la chambre d’accusation. Les beaux traits de la fille du lapidaire, creusés par le chagrin, annonçaient une sorte de résignation douce et triste. Grâce à la générosité de Rodolphe et aux soins qu’il lui avait fait donner, la mère de Louise Morel, qui l’accompagnait, avait retrouvé la santé.
Le concierge de la porte extérieure ayant demandé à Mme Georges ce qu’elle désirait, celle-ci lui répondit que l’un des médecins des salles d’aliénés lui avait donné rendez-vous à onze heures et demie, ainsi qu’aux personnes qui l’accompagnaient. Mme Georges eut le choix d’attendre le docteur soit dans un bureau qu’on lui indiqua, soit dans la grande cour plantée dont nous avons parlé. Elle prit ce dernier parti, s’appuya sur le bras de son fils, et, continuant de causer avec la femme du lapidaire, elle parcourut les allées du jardin. Louise et Rigolette les suivaient à peu de distance.
– Que je suis donc contente de vous revoir, chère Louise! dit la grisette. Tout à l’heure, quand nous avons été vous chercher rue du Temple, à notre arrivée de Bouqueval, je voulais monter chez vous; mais mon mari n’a pas voulu, disant que c’était trop haut: j’ai attendu dans le fiacre. Votre voiture a suivi la nôtre; ça fait que je vous retrouve pour la première fois depuis que…
– Depuis que vous êtes venue me consoler en prison… Ah! mademoiselle Rigolette, s’écria Louise avec attendrissement, quel bon cœur! quel…
– D’abord, ma bonne Louise, dit la grisette en interrompant gaiement la fille du lapidaire afin d’échapper à ses remerciements, je ne suis plus Mlle Rigolette, mais Mme Germain: je ne sais pas si vous le savez… et je tiens à mes titres.
– Oui… je vous savais… mariée… Mais laissez-moi vous remercier encore de…
– Ce que vous ignorez certainement, ma bonne Louise, reprit Mme Germain en interrompant de nouveau la fille de Morel, afin de changer le cours de ses idées, ce que vous ignorez, c’est que je me suis mariée grâce à la générosité de celui qui a été notre providence à tous, à vous, à votre famille, à moi, à Germain, à sa mère!
– M. Rodolphe! Oh! nous le bénissons chaque jour!… Lorsque je suis sortie de prison, l’avocat qui était venu de sa part me voir, me conseiller et m’encourager, m’a dit que grâce à M. Rodolphe, qui avait déjà tant fait pour nous, M. Ferrand… et la malheureuse ne put prononcer ce nom sans frissonner… M. Ferrand, pour réparer ses cruautés, avait assuré une rente à moi et une à mon pauvre père, qui est toujours ici, lui… mais qui, grâce à Dieu, va de mieux en mieux…