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Le docteur reprit tout haut à l’aliéné, qui semblait attendre sa réponse avec une respectueuse anxiété:

– Mon cher monsieur Charles, votre réclamation me semble de toute justice, et ce pauvre aveugle, qui, je crois, est muet, mais heureusement n’est pas sourd, goûterait un charme infini à la conversation d’un homme aussi érudit que vous. Je vais m’occuper de vous faire rendre justice.

– Du reste, vous persistez toujours, en me retenant ici, à priver l’univers de toutes les connaissances humaines que je me suis appropriées en me les assimilant, dit le fou en s’animant peu à peu et en commençant à gesticuler avec une extrême agitation.

– Allons, allons, calmez-vous, mon bon monsieur Charles. Heureusement l’univers ne s’est pas encore aperçu de ce qui lui manquait; dès qu’il réclamera, nous nous empresserons de satisfaire à sa réclamation; en tout état de cause, un homme de votre capacité, de votre savoir, peut toujours rendre de grands services.

– Mais je suis pour la science ce qu’était l’arche de Noé pour la nature physique, s’écria-t-il en grinçant des dents et l’œil égaré.

– Je le sais, mon cher ami.

– Vous voulez mettre la lumière sous le boisseau! s’écria-t-il en fermant les poings. Mais alors je vous briserai comme verre, ajouta-t-il d’un air menaçant, le visage empourpré de colère et les veines gonflées à se rompre.

– Ah! monsieur Charles, répondit le docteur en attachant sur l’insensé un regard calme, fixe, perçant, et donnant à sa voix un accent caressant et flatteur, je croyais que vous étiez le plus grand savant des temps modernes…

– Et passés! s’écria le fou, oubliant tout à coup sa colère pour son orgueil.

– Vous ne me laissez pas achever… que vous étiez le plus grand savant des temps passés… présents…

– Et futurs… ajouta le fou avec fierté.

– Oh! le vilain bavard, qui m’interrompt toujours, dit le docteur en souriant et en lui frappant amicalement sur l’épaule. Ne dirait-on pas que j’ignore toute l’admiration que vous inspirez et que vous méritez!… Voyons, allons voir l’aveugle… conduisez-moi près de lui.

– Docteur, vous êtes un brave homme; venez, venez, vous allez voir ce qu’on l’oblige d’écouter quand je pourrais lui dire de si belles choses, reprit le fou complètement calmé en marchant devant le docteur d’un air satisfait.

– Je vous l’avoue, monsieur, dit Germain, qui s’était rapproché de sa mère et de sa femme, dont il avait remarqué l’effroi lorsque le fou avait parlé et gesticulé violemment; un moment, j’ai craint une crise.

– Eh! mon Dieu, monsieur, autrefois, au premier mot d’exaltation, au premier geste de menace de ce malheureux, les gardiens se fussent jetés sur lui; on l’eût garrotté, battu, inondé de douches, une des plus atroces tortures que l’on puisse rêver… Jugez de l’effet d’un tel traitement sur une organisation énergique et irritable, dont la force d’expansion est d’autant plus violente qu’elle est plus comprimée. Alors il serait tombé dans un de ces accès de rage effroyables qui défiaient les étreintes les plus puissantes, s’exaspéraient par leur fréquence et devenaient presque incurables; tandis que, vous le voyez, en ne comprimant pas d’abord cette effervescence momentanée ou en la détournant à l’aide de l’excessive mobilité d’esprit que l’on remarque chez beaucoup d’insensés, ces bouillonnements éphémères s’apaisent aussi vite qu’ils s’élèvent.

– Et quel est donc cet aveugle dont il parle, monsieur? est-ce une illusion de son esprit? demanda Mme Georges.

– Non, madame, c’est une histoire fort étrange, répondit le docteur. Cet aveugle a été pris dans un repaire des Champs-Élysées, où l’on a arrêté une bande de voleurs et d’assassins; on a trouvé cet homme enchaîné au milieu d’un caveau souterrain, à côté du cadavre d’une femme si horriblement mutilé qu’on n’a pu la reconnaître.

– Ah! c’est affreux… dit Mme Georges en frissonnant [20].

– Cet homme est d’une épouvantable laideur, toute sa figure est corrodée par le vitriol. Depuis son arrivée ici il n’a pas prononcé une parole. Je ne sais s’il est réellement muet, ou s’il affecte le mutisme. Par un singulier hasard, les seules crises qu’il ait eues se sont passées pendant mon absence, et toujours la nuit. Malheureusement toutes les demandes qu’on lui adresse restent sans réponse, et il est impossible d’avoir aucun renseignement sur sa position; ses accès semblent causés par une fureur dont la cause est impénétrable, car il ne prononce pas une parole. Les autres aliénés ont pour lui beaucoup d’attentions; ils guident sa marche et ils se plaisent à l’entretenir, hélas! selon le degré de leur intelligence. Tenez… le voici…

Toutes les personnes qui accompagnaient le médecin reculèrent d’horreur à la vue du Maître d’école, car c’était lui.

Il n’était pas fou, mais il contrefaisait le muet et l’insensé.

Il avait massacré la Chouette, non dans un accès de folie, mais dans un accès de fièvre chaude pareil à celui dont il avait déjà été frappé lors de sa terrible vision à la ferme de Bouqueval.

Ensuite de son arrestation à la taverne des Champs-Élysées, sortant de son délire passager, le Maître d’école s’était éveillé dans une des cellules du dépôt de la Conciergerie où l’on enferme provisoirement les insensés. Entendant dire autour de lui: «C’est un fou furieux», il résolut de continuer de jouer ce rôle, et s’imposa un mutisme complet afin de ne pas se compromettre par ses réponses, dans le cas où l’on douterait de son insanité prétendue.

Ce stratagème lui réussit. Conduit à Bicêtre, il simula de temps à autre de violents accès de fureur, ayant toujours soin de choisir la nuit pour ces manifestations, afin d’échapper à la pénétrante observation du médecin en chef, le chirurgien de garde, éveillé et appelé à la hâte, n’arrivant presque jamais qu’à l’issue ou à la fin de la crise.

Le très-petit nombre des complices du Maître d’école qui savaient son véritable nom et son évasion du bagne de Rochefort ignoraient ce qu’il était devenu, et n’avaient d’ailleurs aucun intérêt à le dénoncer; on ne pouvait ainsi constater son identité. Il espérait donc rester toujours à Bicêtre, en continuant son rôle de fou et de muet.

Oui, toujours, tel était alors l’unique vœu, le seul désir de cet homme, grâce à l’impuissance de nuire qui paralysait ses méchants instincts. Grâce à l’isolement profond où il avait vécu dans le caveau de Bras-Rouge, le remords, on le sait, s’était peu à peu emparé de cette âme de fer.

À force de concentrer son esprit dans une incessante méditation, le souvenir de ses crimes passés, privé de toute communication avec le monde extérieur, ses idées finissaient souvent par prendre un corps, par s’imager dans son cerveau, ainsi qu’il l’avait dit à la Chouette; alors lui apparaissaient quelquefois les traits de ses victimes; mais ce n’était pas là de la folie, c’était la puissance du souvenir porté à sa dernière expression.