– Vous m’aimez tant, mon père, et on vous aime tant, que l’on est sûr de vous plaire en me témoignant de la déférence.
– Oh! la méchante enfant! s’écria Rodolphe en interrompant sa fille et en l’embrassant avec tendresse. La méchante enfant, qui ne veut accorder aucune satisfaction à mon orgueil de père!
– Cet orgueil n’est-il pas aussi satisfait en vous attribuant à vous seul la bienveillance que l’on me témoigne, mon bon père?
– Non, certainement, mademoiselle, dit le prince en souriant à sa fille pour chasser la tristesse dont il la voyait encore atteinte, non, mademoiselle, ce n’est pas la même chose; car il ne m’est pas permis d’être fier de moi, et je puis et je dois être fier de vous… oui, fier. Encore une fois, tu ne sais pas combien tu es divinement douée… En quinze mois ton éducation s’est si merveilleusement accomplie que la mère la plus difficile serait enthousiaste de toi; et cette éducation a encore augmenté l’influence presque irrésistible que tu exerces autour de toi sans t’en douter.
– Mon père… vos louanges me rendent confuse.
– Je dis la vérité, rien que la vérité. En veux-tu des exemples? Parlons hardiment du passé: c’est un ennemi que je veux combattre corps à corps, il faut le regarder en face. Eh bien! te souviens-tu de la Louve, de cette courageuse femme qui t’a sauvée? Rappelle-toi cette scène de la prison que tu m’as racontée: une foule de détenues, plus stupides encore que méchantes, s’acharnaient à tourmenter une de leurs compagnes faible et infirme, leur souffre-douleur: tu parais, tu parles… et voilà qu’aussitôt ces furies, rougissant de leur lâche cruauté envers leur victime, se montrent aussi charitables qu’elles avaient été méchantes. N’est-ce donc rien, cela? Enfin, est-ce, oui ou non, grâce à toi que la Louve, cette femme indomptable, a connu le repentir et désiré une vie honnête et laborieuse? Va, crois-moi, mon enfant chérie, celle qui avait dominé la Louve et ses turbulentes compagnes par le seul ascendant de la bonté jointe à une rare élévation d’esprit, celle-là, quoique dans d’autres circonstances et dans une sphère tout opposée, devait par le même charme (n’allez pas sourire de ce rapprochement, mademoiselle) fasciner aussi l’altière archiduchesse Sophie et tout mon entourage; car bons et méchants, grands et petits, subissent presque toujours l’influence des âmes supérieures… Je ne veux pas dire que tu sois née princesse dans l’acception aristocratique du mot, cela serait une pauvre flatterie à te faire, mon enfant… mais tu es de ce petit nombre d’êtres privilégiés qui sont nés pour dire à une reine ce qu’il faut pour la charmer et s’en faire aimer… et aussi pour dire à une pauvre créature, avilie et abandonnée, ce qu’il faut pour la rendre meilleure, la consoler et s’en faire adorer.
– Mon bon père… de grâce…
– Oh! tant pis pour vous, mademoiselle, il y a trop longtemps que mon cœur déborde. Songe donc, avec mes craintes d’éveiller en toi les souvenirs de ce passé que je veux anéantir, que j’anéantirai à jamais dans ton esprit… je n’osais t’entretenir de ces comparaisons… de ces rapprochements qui te rendent si adorable à mes yeux. Que de fois Clémence et moi nous sommes-nous extasiés sur toi!… Que de fois, si attendrie que les larmes lui venaient aux yeux, elle m’a dit: «N’est-il pas merveilleux que cette chère enfant soit ce qu’elle est, après le malheur qui l’a poursuivie? ou plutôt, reprenait Clémence, n’est-il pas merveilleux que, loin d’altérer cette noble et rare nature, l’infortune ait au contraire donné plus d’essor à ce qu’il y avait d’excellent en elle?
À ce moment-là, la porte du salon s’ouvrit et Clémence, grande-duchesse de Gerolstein, entra, tenant une lettre à la main.
– Voici, mon ami, dit-elle à Rodolphe, une lettre de France. J’ai voulu vous l’apporter afin de dire bonjour à ma paresseuse enfant, que je n’ai pas encore vue ce matin, ajouta Clémence en embrassant tendrement Fleur-de-Marie.
– Cette lettre arrive à merveille, dit gaiement Rodolphe après l’avoir parcourue; nous causions justement du passé… de ce monstre que nous allons incessamment combattre, ma chère Clémence… car il menace le repos et le bonheur de notre enfant.
– Serait-il vrai, mon ami? Ces accès de mélancolie que nous avions remarqués…
– N’avaient pas d’autre cause que de méchants souvenirs; mais heureusement nous connaissons maintenant notre ennemi… et nous en triompherons…
– Mais de qui donc est cette lettre, mon ami? demanda Clémence.
– De la gentille Rigolette… la femme de Germain.
– Rigolette…, s’écria Fleur-de-Marie, quel bonheur d’avoir de ses nouvelles!
– Mon ami, dit tout bas Clémence à Rodolphe, en lui montrant Fleur-de-Marie du regard, ne craignez-vous pas que cette lettre… ne lui rappelle des idées pénibles?
– Ce sont justement ces souvenirs que je veux anéantir, ma chère Clémence; il faut les aborder hardiment, et je suis sûr que je trouverai dans la lettre de Rigolette d’excellentes armes contre eux… car cette bonne petite créature adorait notre enfant et l’appréciait comme elle devait l’être.
Et Rodolphe lut à haute voix la lettre suivante:
«Ferme de Bouqueval, 15 août 1841
«Monseigneur,
«Je prends la liberté de vous écrire encore pour vous faire part d’un bien grand bonheur qui nous est arrivé, et pour vous demander une nouvelle faveur, à vous à qui nous devons déjà tant, ou plutôt à qui nous devons le vrai paradis où nous vivons, moi, mon Germain et sa bonne mère.
«Voilà de quoi il s’agit, monseigneur: depuis dix jours je suis comme folle de joie, car il y a dix jours que j’ai un amour de petite fille; moi je trouve que c’est tout le portrait de Germain; lui, que c’est tout le mien; notre chère maman Georges dit qu’elle nous ressemble à tous les deux; le fait est qu’elle a de charmants yeux bleus comme Germain, et des cheveux noirs tout frisés comme moi. Par exemple, contre son habitude, mon mari est injuste, il veut toujours avoir notre petite sur ses genoux… tandis que moi, c’est mon droit, n’est-ce pas, monseigneur?
– Braves et dignes jeunes gens! Qu’ils doivent être heureux! dit Rodolphe. Si jamais couple fut bien assorti… c’est celui-là.
– Et combien Rigolette mérite son bonheur! dit Fleur-de-Marie.
– Aussi j’ai toujours béni le hasard qui me l’a fait rencontrer, dit Rodolphe; et il continua:
«Mais, au fait, monseigneur, pardon de vous entretenir de ces gentilles querelles de ménage qui finissent toujours par un baiser… Du reste les oreilles doivent joliment vous tinter, monseigneur, car il ne se passe pas de jour que nous ne disions, en nous regardant nous deux Germain: «Sommes-nous heureux, mon Dieu! sommes-nous heureux!…» et naturellement votre nom vient tout de suite après ces mots-là… Excusez ce griffonnage qu’il y a là, monseigneur, avec un pâté; c’est que, sans y penser, j’avais écrit monsieur Rodolphe, comme je disais autrefois, et j’ai raturé. J’espère, à propos de cela, que vous trouverez que mon écriture a bien gagné, ainsi que mon orthographe; car Germain me montre toujours, et je ne fais plus des grands bâtons en allant tout de travers, comme du temps où vous me tailliez mes plumes…