– Je dois avouer, dit Rodolphe, en riant, que ma petite protégée se fait un peu illusion, et je suis sûr que Germain s’occupe plutôt de baiser la main de son élève que de la diriger.
– Allons, mon ami, vous êtes injuste, dit Clémence en regardant la lettre; c’est un peu gros, mais très-lisible.
– Le fait est qu’il y a progrès, reprit Rodolphe; autrefois il lui aurait fallu huit pages pour contenir ce qu’elle écrit maintenant en deux.
Et il continua:
«C’est pourtant vrai que vous m’avez taillé des plumes, monseigneur; quand nous y pensons, nous deux Germain, nous en sommes tout honteux, en nous rappelant que vous étiez si peu fiers… Ah! mon Dieu! voilà encore que je me surprends à vous parler d’autre chose que de ce que nous voulons vous demander, monseigneur; car mon mari se joint à moi et c’est bien important; nous y attachons une idée… vous allez voir.
«Nous vous supplions donc, monseigneur, d’avoir la bonté de nous choisir et de nous donner un nom pour notre petite fille chérie; c’est convenu avec le parrain et la marraine, et ces parrain et marraine, savez-vous qui c’est, monseigneur? Deux des personnes que vous et Mme la marquise d’Harville vous avez tirées de la peine pour les rendre bien heureuses, aussi heureuses que nous… En un mot, c’est Morel le lapidaire et Jeanne Duport, la sœur d’un pauvre prisonnier nommé Pique-Vinaigre, une digne femme que j’avais vue en prison quand j’allais y visiter mon pauvre Germain, et que plus tard Mme la marquise a fait sortir de l’hôpital.
«Maintenant, monseigneur, il faut que vous sachiez pourquoi nous avons choisi M. Morel pour parrain et Jeanne Duport pour marraine. Nous nous sommes dit, nous deux Germain: «Ça sera comme une manière de remercier encore M. Rodolphe de ses bontés que de prendre pour parrain et marraine de notre petite fille des dignes gens qui doivent tout à lui et à Mme la marquise…» sans compter que Morel le lapidaire et Jeanne Duport sont la crème des honnêtes gens… Ils sont de notre classe, et de plus, comme nous disons avec Germain, ils sont nos parents en bonheur, puisqu’ils sont comme nous de la famille de vos protégés, monseigneur.
– Ah! mon père, ne trouvez-vous pas cette idée d’une délicatesse charmante? dit Fleur-de-Marie avec émotion. Prendre pour parrain et marraine de leur enfant des personnes qui vous doivent tout, à vous et à ma seconde mère?
– Vous avez raison, chère enfant, dit Clémence; je suis on ne peut plus touchée de ce souvenir.
– Et moi je suis très-heureux d’avoir si bien placé mes bienfaits, dit Rodolphe en continuant sa lecture:
«Du reste, au moyen de l’argent que vous lui avez fait donner, monsieur Rodolphe, Morel est maintenant courtier en pierres fines; il gagne de quoi bien élever sa famille et faire apprendre un état à ses enfants. La bonne et pauvre Louise va, je crois, se marier avec un digne ouvrier qui l’aime et la respecte comme elle doit l’être, car elle a été bien malheureuse, mais non coupable, et le fiancé de Louise a assez de cœur pour comprendre cela…
– J’étais bien sûr, s’écria Rodolphe en s’adressant à sa fille, de trouver dans la lettre de cette chère petite Rigolette des armes contre notre ennemi!… Tu entends, c’est l’expression du simple bon sens de cette âme honnête et droite… Elle dit de Louise: Elle a été malheureuse et non coupable, et son fiancé a assez de cœur pour comprendre cela.
Fleur-de-Marie, de plus en plus émue et attristée par la lecture de cette lettre, tressaillit du regard que son père attacha un moment sur elle en prononçant les derniers mots que nous avons soulignés.
Le prince continua:
«Je vous dirai encore, monseigneur, que Jeanne Duport, par la générosité de Mme la marquise, a pu se faire séparer de son mari, ce vilain homme qui lui mangeait tout et la battait; elle a repris sa fille aînée auprès d’elle, et elle tient une petite boutique de passementerie où elle vend ce qu’elle fabrique avec ses enfants; leur commerce prospère. Il n’y a pas non plus de gens plus heureux, et cela, grâce à qui? grâce à vous, monseigneur, grâce à Mme la marquise, qui, tous deux, savez si bien donner, et donner si à propos.
«À propos de ça, Germain vous écrit comme d’ordinaire, monseigneur, à la fin du mois, au sujet de la Banquedes travailleurs sans ouvrage et des prêts gratuits. Il n’y a presque jamais de remboursements en retard et on s’aperçoit déjà beaucoup du bien-être que cela répand dans le quartier. Au moins maintenant, de pauvres familles peuvent supporter la morte-saison du travail sans mettre leur linge et leurs matelas au mont-de-piété. Ainsi, quand l’ouvrage revient, faut voir avec quel cœur ils s’y mettent; ils sont si fiers qu’on ait eu confiance dans leur travail et dans leur probité!… Dame! ils n’ont que ça. Aussi comme ils vous bénissent de leur avoir fait prêter là-dessus! Oui, monseigneur, ils vous bénissent, vous; car, quoique vous disiez que vous n’êtes pour rien dans cette fondation, sauf la nomination de Germain comme caissier directeur, et que c’est un inconnu qui a fait ce grand bien… nous aimons mieux croire que c’est à vous qu’on le doit; c’est plus naturel!
«D’ailleurs il y a une fameuse trompette pour répéter à tout bout de champ que c’est vous qu’on doit bénir; cette trompette est Mme Pipelet, qui répète à chacun qu’il n’y a que son roi des locataires (excusez, monsieur Rodolphe, elle vous appelle toujours ainsi) qui puisse avoir fait cette œuvre charitable, et son vieux chéri d’Alfred est toujours de son avis. Quant à lui, il est si fier et si content de son poste de gardien de la banque qu’il dit que les poursuites de M. Cabrion lui seraient maintenant indifférentes. Pour en finir avec votre famille de reconnaissants, monseigneur, j’ajouterai que Germain a lu dans les journaux que le nommé Martial, un colon d’Algérie, avait été cité avec de grands éloges pour le courage qu’il avait montré en repoussant à la tête de ses métayers une attaque d’Arabes pillards, et que sa femme, aussi intrépide que lui, avait été légèrement blessée à ses côtés, où elle tirait des coups de fusil, comme un vrai grenadier. Depuis ce temps-là, dit-on dans le journal, on l’a baptisée Mme Carabine.
«Excusez de cette longue lettre, monseigneur; mais j’ai pensé que vous ne seriez pas fâché d’avoir par nous des nouvelles de tous ceux dont vous avez été la providence… Je vous écris de la ferme de Bouqueval, où nous sommes depuis le printemps avec notre bonne mère. Germain part le matin pour ses affaires, et il revient le soir. À l’automne, nous retournerons habiter Paris. Comme c’est drôle, monsieur Rodolphe, moi qui n’aimais pas la campagne, je l’adore maintenant… Je m’explique ça, parce que Germain l’aime beaucoup. À propos de la ferme, monsieur Rodolphe, vous qui savez sans doute où est cette bonne petite Goualeuse, si vous en avez l’occasion, dites-lui qu’on se souvient toujours d’elle comme de ce qu’il y a de plus doux et de meilleur au monde, et que, pour moi, je ne pense jamais à notre bonheur sans me dire: «Puisque M. Rodolphe était aussi le M. Rodolphe de cette chère Fleur-de-Marie, grâce à lui elle doit être heureuse comme nous autres», et ça me fait trouver mon bonheur encore meilleur.