Après ces mots qui épuisèrent ses forces, Sarah tomba défaillante dans son fauteuil.
Rodolphe resta foudroyé par cette révélation.
Il est de ces malheurs si imprévus, si abominables, qu’on tâche de ne pas y croire jusqu’à ce qu’une évidence écrasante vous y contraigne…
Rodolphe, persuadé de la mort de Fleur-de-Marie, n’avait plus qu’un espoir, celui de se convaincre qu’elle n’était pas sa fille.
Avec un calme effrayant qui épouvanta Sarah, il s’approcha de la table, ouvrit la cassette et se mit à lire les lettres une à une, à examiner, avec une attention scrupuleuse, les papiers qui les accompagnaient.
Ces lettres timbrées et datées par la poste, écrites à Sarah et à son frère par le notaire et par Mme Séraphin, étaient relatives à l’enfance de Fleur-de-Marie et au placement des fonds qu’on lui destinait.
Rodolphe ne pouvait douter de l’authenticité de cette correspondance.
La déclaration de la Chouette se trouvait confirmée par les renseignements dont nous avons parlé au commencement de cette histoire, renseignements pris par ordre de Rodolphe, et qui signalaient un nommé Pierre Tournemine, forçat alors à Rochefort, comme l’homme qui avait reçu Fleur-de-Marie des mains de Mme Séraphin pour la livrer à la Chouette… à la Chouette, que la malheureuse enfant avait reconnue plus tard devant Rodolphe au tapis-franc de l’ogresse.
Rodolphe ne pouvait plus douter de l’identité de ces personnages et de celle de la Goualeuse.
L’acte de décès paraissait en règle; mais Ferrand avait lui-même avoué à Cecily que ce faux acte avait servi à la spoliation d’une somme considérable, autrefois placée en viager sur la tête de la jeune fille qu’il avait fait noyer par Martial à l’île du Ravageur.
Ce fut donc avec une croissante et épouvantable angoisse que Rodolphe acquit, malgré lui, cette terrible conviction que la Goualeuse était sa fille et qu’elle était morte.
Malheureusement pour lui… tout semblait confirmer cette créance.
Avant de condamner Jacques Ferrand sur les preuves données par le notaire lui-même à Cecily, le prince, dans son vif intérêt pour la Goualeuse, ayant fait prendre des informations à Asnières, avait appris qu’en effet deux femmes, l’une vieille et l’autre jeune, vêtue en paysanne, s’étaient noyées en se rendant à l’île du Ravageur, et que le bruit public accusait les Martial de ce nouveau crime.
Disons enfin que, malgré les soins du docteur Griffon, du comte de Saint-Remy et de la Louve, Fleur-de-Marie, longtemps dans un état désespéré, entrait à peine en convalescence, et que sa faiblesse morale et physique était encore telle qu’elle n’avait pu jusqu’alors prévenir ni Mme Georges ni Rodolphe de sa position.
Ce concours de circonstances ne pouvait laisser le moindre espoir au prince.
Une dernière épreuve lui était réservée.
Il jeta enfin les yeux sur le portrait qu’il avait presque craint de regarder.
Ce coup fut affreux.
Dans cette figure enfantine et charmante, déjà belle de cette beauté divine que l’on prête aux chérubins, il retrouva d’une manière saisissante les traits de Fleur-de-Marie… son nez fin et droit, son noble front, sa petite bouche déjà un peu sérieuse. «Car, disait Mme Séraphin à Sarah dans une des lettres que Rodolphe venait de lire, l’enfant demande toujours sa mère et est bien triste.»
C’étaient encore ses grands yeux d’un bleu si pur et si doux… d’un bleu de bluet, avait dit la Chouette à Sarah, en reconnaissant dans cette miniature les traits de l’infortunée qu’elle avait poursuivie enfant sous le nom de Pégriotte, jeune fille sous le nom de Goualeuse.
À la vue de ce portrait, les tumultueux et violents sentiments de Rodolphe furent étouffés par ses larmes.
Il retomba brisé dans un fauteuil et cacha sa figure dans ses mains en sanglotant.
III Vengeance
Pendant que Rodolphe pleurait amèrement, les traits de Sarah se décomposaient d’une manière sensible.
Au moment de voir se réaliser enfin le rêve de son ambitieuse vie, la dernière espérance qui l’avait jusqu’alors soutenue lui échappait à jamais.
Cette affreuse déception devait avoir sur sa santé, momentanément améliorée, une réaction mortelle.
Renversée dans son fauteuil, agitée d’un tremblement fiévreux, ses deux mains croisées et crispées sur ses genoux, le regard fixe, la comtesse attendit avec effroi la première parole de Rodolphe.
Connaissant l’impétuosité du caractère du prince, elle pressentait qu’au brisement douloureux qui arrachait tant de pleurs à cet homme aussi résolu qu’inflexible, succéderait quelque emportement terrible.
Tout à coup Rodolphe redressa la tête, essuya ses larmes, se leva debout et s’approchant de Sarah, les bras croisés sur sa poitrine, l’air menaçant, impitoyable… il la contempla quelques moments en silence, puis il dit d’une voix sourde:
– Cela devait être… j’ai tiré l’épée contre mon père… je suis frappé dans mon enfant… Juste punition du parricide… Écoutez-moi, madame.
– Parricide!… vous! mon Dieu! Ô funeste jour! qu’allez-vous donc encore m’apprendre?
– Il faut que vous sachiez dans ce moment suprême, tous les maux causés par votre implacable ambition, par votre féroce égoïsme… Entendez-vous, femme sans cœur et sans foi? Entendez-vous, mère dénaturée?…
– Grâce!… Rodolphe…
– Pas de grâce pour vous… qui, autrefois, sans pitié pour un amour sincère, exploitiez froidement, dans l’intérêt de votre exécrable orgueil, une passion généreuse et dévouée que vous feigniez de partager… Pas de grâce pour vous qui avez armé le fils contre le père!… Pas de grâce pour vous qui, au lieu de veiller pieusement sur votre enfant, l’avez abandonnée à des mains mercenaires, afin de satisfaire votre cupidité par un riche mariage… comme vous aviez jadis assouvi votre ambition effrénée en m’amenant à vous épouser… Pas de grâce pour vous qui, après avoir refusé mon enfant à ma tendresse, venez de causer sa mort par vos fourberies sacrilèges!… Malédiction sur vous… vous… mon mauvais génie et celui de ma race!…
– Ô mon Dieu!… il est sans pitié! Laissez-moi!… laissez-moi!
– Vous m’entendrez… vous dis-je!… Vous souvenez-vous du dernier jour… où je vous ai vue… il y a dix-sept ans de cela vous ne pouviez plus cacher les suites de notre secrète union, que, comme vous, je croyais indissoluble… Je connaissais le caractère inflexible de mon père… je savais quel mariage politique il projetait pour moi… Bravant son indignation, je lui déclarai que vous étiez ma femme devant Dieu et devant les hommes… que dans peu de temps vous mettriez au monde un enfant, fruit de notre amour… La colère de mon père fut terrible… il ne voulait pas croire à mon mariage… tant d’audace lui semblait impossible… il me menaça de son courroux si je me permettais de lui parler encore d’une semblable folie… Alors je vous aimais comme un insensé… dupe de vos séductions… je croyais que votre cœur d’airain avait battu pour moi… Je répondis à mon père que jamais je n’aurais d’autre femme que vous… À ces mots, son emportement n’eut plus de bornes; il vous prodigua les noms les plus outrageants, s’écria que notre mariage était nul; que, pour vous punir de votre audace, il vous ferait attacher au pilori de la ville… Cédant à une folle passion… à la violence de mon caractère… j’osai défendre à mon père, à mon souverain… de parler ainsi de ma femme… j’osai le menacer. Exaspéré par cette insulte, mon père leva la main sur moi; la rage m’aveugla… je tirai mon épée… je me précipitai sur lui… Sans Murph qui survint et détourna le coup… j’étais parricide de fait… comme je l’ai été d’intention!… Entendez-vous… parricide! Et pour vous défendre… vous!…