– L’abbaye de Sainte-Hermangilde est bien rapprochée de Gerolstein: je vous verrai souvent, vous et mon père.
– Songez donc que de tels vœux sont éternels, ma chère enfant. Vous n’avez pas dix-huit ans, et peut-être un jour…
– Oh! je ne me repentirai jamais de la résolution que je prends: je ne trouverai le repos et l’oubli que dans la solitude d’un cloître, si toutefois mon père, et vous, ma seconde mère, vous me continuez votre affection.
– Les devoirs, les consolations de la vie religieuse pourraient, en effet, dit Rodolphe, sinon guérir, du moins calmer les douleurs de ta pauvre âme abattue et déchirée. Et, quoiqu’il s’agisse de la moitié du bonheur de ma vie, il se peut que j’approuve ta résolution. Je sais ce que tu souffres, et je ne dis pas que le renoncement au monde ne doive pas être le terme fatalement logique de ta triste existence.
– Quoi! vous aussi, Rodolphe! s’écria Clémence.
– Permettez-moi, mon amie, d’exprimer toute ma pensée, reprit Rodolphe. Puis, s’adressant à sa fille: Mais avant de prendre cette détermination extrême, il faut examiner si un autre avenir ne serait pas plus selon tes vœux et selon les nôtres. Dans ce cas, aucun sacrifice ne me coûterait pour assurer ton avenir.
Fleur-de-Marie et Clémence firent un mouvement de surprise; Rodolphe reprit en regardant fixement sa fille:
– Que penses-tu… de ton cousin le prince Henri?
Fleur-de-Marie tressaillit et devint pourpre.
Après un moment d’hésitation elle se jeta dans les bras du prince en pleurant.
– Tu l’aimes, pauvre enfant!
– Vous ne me l’aviez jamais demandé, mon père! répondit Fleur-de-Marie en essuyant ses yeux.
– Mon ami, nous ne nous étions pas trompés, dit Clémence.
– Ainsi, tu l’aimes…, ajouta Rodolphe en prenant les mains de sa fille dans les siennes; tu l’aimes bien, mon enfant chérie?
– Oh! si vous saviez, reprit Fleur-de-Marie, ce qu’il m’en a coûté de vous cacher ce sentiment dès que je l’ai eu découvert dans mon cœur. Hélas! à la moindre question de votre part, je vous aurais tout avoué… Mais la honte me retenait et m’aurait toujours retenue.
– Et crois-tu qu’Henri connaisse ton amour pour lui? dit Rodolphe.
– Grand Dieu! mon père, je ne le pense pas! s’écria Fleur-de-Marie avec effroi.
– Et lui… crois-tu qu’il t’aime?
– Non, mon père… non… Oh! j’espère que non… il souffrirait trop.
– Et comment cet amour est-il venu, mon ange aimé?
– Hélas! presque à mon insu… Vous vous souvenez d’un portrait de page?
– Qui se trouve dans l’appartement de l’abbesse de Sainte-Hermangilde… c’était le portrait d’Henri.
– Oui, mon père… Croyant cette peinture d’une autre époque, un jour, en votre présence, je ne cachai pas à la supérieure que j’étais frappée de la beauté de ce portrait. Vous me dîtes alors, en plaisantant, que ce tableau représentait un de nos parents d’autrefois, qui, très-jeune encore, avait montré un grand courage et d’excellentes qualités. La grâce de cette figure, jointe à ce que vous me dîtes du noble caractère de ce parent, ajouta encore à ma première impression… Depuis ce jour, souvent je m’étais plu à me rappeler ce portrait, et cela sans le moindre scrupule, croyant qu’il s’agissait d’un de nos cousins mort depuis longtemps… Peu à peu, je m’habituai à ces douces pensées… sachant qu’il ne m’était pas permis d’aimer sur cette terre…, ajouta Fleur-de-Marie avec une expression navrante, et en laissant de nouveau couler ses larmes. Je me fis de ces rêveries bizarres une sorte de mélancolique intérêt, moitié sourire et moitié larmes; je regardai ce joli page des temps passés comme un fiancé d’outre-tombe… que je retrouverais peut-être un jour dans l’éternité; il me semblait qu’un tel amour était seul digne d’un cœur qui vous appartenait tout entier, mon père… Mais pardonnez-moi ces tristes enfantillages.
– Rien de plus touchant, au contraire, pauvre enfant! dit Clémence profondément émue.
– Maintenant, reprit Rodolphe, je comprends pourquoi tu m’as reproché un jour, d’un air chagrin, de t’avoir trompée sur ce portrait.
– Hélas! oui, mon père… Jugez de ma confusion, lorsque plus tard la supérieure m’apprit que ce portrait était celui de son neveu, l’un de nos parents… Alors, mon trouble fut extrême, je tâchai d’oublier mes premières impressions, mais, plus j’y tâchais, plus elles s’enracinaient dans mon cœur, par suite même de la persévérance de mes efforts… Malheureusement encore, souvent je vous entendis, mon père, vanter le cœur, l’esprit, le caractère du prince Henri…
– Tu l’aimais déjà, mon enfant chérie, alors que tu n’avais encore vu que son portrait et entendu parler que de ses rares qualités.
– Sans l’aimer, mon père, je sentais pour lui un attrait que je me reprochais amèrement; mais je me consolais en pensant que personne au monde ne saurait ce triste secret, qui me couvrait de honte à mes propres yeux. Oser aimer… moi… moi… et puis ne pas me contenter de votre tendresse, de celle de ma seconde mère! Ne vous devais-je pas assez pour employer toutes les forces, toutes les ressources de mon cœur à vous chérir tous deux?… Oh! croyez-moi, parmi mes reproches, ces derniers furent les plus douloureux. Enfin, pour la première fois je vis mon cousin… à cette grande fête que vous donniez à l’archiduchesse Sophie; le prince Henri ressemblait d’une manière si saisissante à son portrait que je le reconnus tout d’abord… Le soir même, mon père, vous m’avez présenté à mon cousin, en autorisant entre nous l’intimité que permet la parenté.
– Eh bientôt vous vous êtes aimés?
– Ah! mon père, il exprimait son respect, son attachement, son admiration pour vous avec tant d’éloquence… vous m’aviez dit vous-même tant de bien de lui!…
– Il le méritait… Il n’est pas de caractère plus élevé, il n’est pas de meilleur et de plus valeureux cœur.
– Ah! de grâce, mon père… ne le louez pas ainsi… Je suis déjà si malheureuse!…
– Et moi, je tiens à te bien convaincre de toutes les rares qualités de ton cousin… Ce que je te dis t’étonne… Je le conçois, mon enfant… Continue…
– Je sentais le danger que je courais en voyant le prince Henri chaque jour, et je ne pouvais me soustraire à ce danger. Malgré mon aveugle confiance en vous, mon père, je n’osais vous exprimer mes craintes. Je mis tout mon courage à cacher cet amour; pourtant, je vous l’avoue, mon père, malgré mes remords, souvent, dans cette fraternelle intimité de chaque jour, oubliant le passé, j’éprouvai des éclairs de bonheur inconnu jusqu’alors, mais bientôt suivis, hélas! de sombres désespoirs, dès que je retombais sous l’influence de mes tristes souvenirs… Car, hélas! s’ils me poursuivaient au milieu des hommages et des respects de personnes presque indifférentes, jugez, jugez… mon père, de mes tortures, lorsque le prince Henri me prodiguait les louanges les plus délicates… m’entourait d’une adoration candide et pieuse, mettant, disait-il, l’attachement fraternel qu’il ressentait pour moi sous la sainte protection de sa mère, qu’il avait perdue bien jeune. Du moins, ce doux nom de sœur qu’il me donnait, je tâchais de le mériter, en conseillant mon cousin sur son avenir, selon mes faibles lumières, en m’intéressant à tout ce qui le touchait, en me promettant de toujours vous demander pour lui votre bienveillant appui… Mais souvent, aussi, que de tourments, que de pleurs dévorés, lorsque par hasard le prince Henri m’interrogeait sur mon enfance, sur ma première jeunesse… Oh! tromper… toujours tromper… toujours craindre… toujours mentir, toujours trembler devant le regard de celui qu’on aime et qu’on respecte, comme le criminel tremble devant le regard inexorable de son juge!… Oh! mon père! j’étais coupable, je le sais, je n’avais pas le droit d’aimer; mais j’expiais ce triste amour par bien des douleurs… Que vous dirai-je? Le départ du prince Henri, en me causant un nouveau et violent chagrin, m’a éclairée… J’ai vu que je l’aimais plus encore que je ne croyais… Aussi, ajouta Fleur-de-Marie avec accablement, et comme si cette confession eût épuisé ses forces, bientôt je vous aurais fait cet aveu, car ce fatal amour a comblé la mesure de ce que je souffre… Dites, maintenant que vous savez tout, dites, mon père, est-il pour moi un autre avenir que celui du cloître?