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– Épouser Henri… et un jour… passer ma vie entre lui… ma seconde mère… et mon père…, répéta Fleur-de-Marie, subissant de plus en plus la douce ivresse de ces pensées.

– Oui, mon ange aimé, nous serons tous heureux!… Je vais répondre au père d’Henri que je consens au mariage, s’écria Rodolphe en serrant Fleur-de-Marie dans ses bras avec une émotion indicible. Rassure-toi, notre séparation sera passagère… les nouveaux devoirs que le mariage va t’imposer raffermiront encore tes pas dans cette voie d’oubli et de félicité où tu vas marcher désormais… car, enfin, si un jour tu es mère, ce ne sera pas seulement pour toi qu’il te faudra être heureuse…

– Ah! s’écria Fleur-de-Marie avec un cri déchirant, car ce mot de mère la réveilla du songe enchanteur qui la berçait, mère!… moi? Oh! jamais! Je suis indigne de ce saint nom… Je mourrais de honte devant mon enfant… si je n’étais pas morte de honte devant son père… en lui faisant l’aveu du passé…

– Que dit-elle? mon Dieu! s’écria Rodolphe, foudroyé par ce brusque changement…

– Moi mère! reprit Fleur-de-Marie avec une amertume désespérée, moi respectée, moi bénie par un enfant innocent et candide! Moi autrefois l’objet du mépris de tous! Moi profaner ainsi le nom sacré de mère… oh! jamais… Misérable folle que j’étais de me laisser entraîner à un espoir indigne!…

– Ma fille, par pitié, écoute-moi.

Fleur-de-Marie se leva droite, pâle, et belle de la majesté d’un malheur incurable.

– Mon père… nous oublions qu’avant de m’épouser… le prince Henri doit connaître ma vie passée.

– Je ne l’avais pas oublié, s’écria Rodolphe; il doit tout savoir… il saura tout…

– Et vous ne voulez pas que je meure… de me voir ainsi dégradée à ses yeux?

– Mais il saura aussi quelle irrésistible fatalité t’a jetée dans l’abîme… mais il saura ta réhabilitation.

– Et il sentira enfin, reprit Clémence en serrant Fleur-de-Marie dans ses bras, que lorsque je vous appelle ma fille… il peut sans honte vous appeler sa femme…

– Et moi… ma mère… j’aime trop… j’estime trop le prince Henri pour jamais lui donner une main qui a été touchée par les bandits de la Cité…

Peu de temps après cette scène douloureuse, on lisait dans la Gazetteofficielle de Gerolstein:

«Hier a eu lieu, en l’abbaye grand-ducale de Sainte-Hermangilde, en présence de Son Altesse Royale le grand-duc régnant et de toute la cour, la prise de voile de très-haute et très-puissante princesse Son Altesse Amélie de Gerolstein.

«Le noviciat a été reçu par l’illustrissime et révérendissime seigneur monseigneur Charles-Maxime, archevêque duc d’Oppenheim; monseigneur Annibal-André Montano, des princes de Delphes, évêque de Ceuta in partibus infidelium et nonce apostolique, y a donné le salut et la bénédiction papale.

«Le sermon a été prononcé par le révérendissime seigneur Pierre d’Asfeld, chanoine du chapitre de Cologne, comte du Saint-Empire romain.

«VENI, CREATOR OPTIME.»

VII La profession

RODOLPHE À CLÉMENCE

Gerolstein, 12 janvier 1842 [35]

En me rassurant complètement aujourd’hui sur la santé de votre père, mon amie, vous me faites espérer que vous pourrez, avant la fin de cette semaine, le ramener ici. Je l’avais prévenu que dans la résidence de Rosenfeld, située au milieu des forêts, il serait exposé, malgré toutes les précautions possibles, à l’âpre rigueur de nos froids; malheureusement sa passion pour la chasse a rendu nos conseils inutiles. Je vous en conjure, Clémence, dès que votre père pourra supporter le mouvement de la voiture, partez aussitôt; quittez ce pays sauvage et cette sauvage demeure, seulement habitable pour ces vieux Germains au corps de fer dont la race a disparu.

Je tremble qu’à votre tour vous ne tombiez malade; les fatigues de ce voyage précipité, les inquiétudes auxquelles vous avez été en proie jusqu’à votre arrivée auprès de votre père, toutes ces causes ont dû réagir cruellement sur vous. Que n’ai-je pu vous accompagner!…

Clémence, je vous en supplie, pas d’imprudence; je sais combien vous êtes vaillante et dévouée… je sais de quels soins empressés vous allez entourer votre père; mais il serait aussi désespéré que moi si votre santé s’altérait pendant ce voyage. Je déplore doublement la maladie du comte, car elle vous éloigne de moi dans un moment où j’aurais puisé bien des consolations dans votre tendresse…

La cérémonie de la profession de notre pauvre enfant est toujours fixée à demain… à demain 13 janvier, époque fatale… C’est le TREIZE JANVIER que j’ai tiré l’épée contre mon père…

Ah! mon amie… je m’étais cru pardonné trop tôt… L’enivrant espoir de passer ma vie auprès de vous et de ma fille m’avait fait oublier que ce n’était pas moi, mais elle, qui avait été punie jusqu’à présent, et que mon châtiment était encore à venir.

Et il est venu… lorsqu’il y a six mois l’infortunée nous a dévoilé la double torture de son cœur: sa honte incurable du passé… jointe à son malheureux amour pour Henri…

Ces deux amers et brûlants ressentiments exaltés l’un par l’autre, devaient, par une logique fatale, amener son inébranlable résolution de prendre le voile. Vous le savez, mon amie, en combattant ce dessein de toutes les forces de notre adoration pour elle, nous ne pouvions nous dissimuler que sa digne et courageuse conduite eût été la nôtre. Que répondre à ces mots terribles: «J’aime trop le prince Henri pour lui donner une main touchée par les bandits de la Cité»?

Elle a dû se sacrifier à ses nobles scrupules, au souvenir ineffaçable de sa honte! Elle l’a fait vaillamment… Elle a renoncé aux splendeurs du monde, elle est descendue des marches d’un trône pour s’agenouiller, vêtue de bure, sur la dalle d’une église; elle a croisé ses mains sur sa poitrine, courbé sa tête angélique… ses beaux cheveux blonds que j’aimais tant, et que je conserve comme un trésor, sont tombés tranchés par le fer…

Ô mon amie, vous savez notre émotion déchirante à ce moment lugubre et solennel; cette émotion est, à cette heure, aussi poignante que par le passé… En vous écrivant ces mots, je pleure comme un enfant.

Je l’ai vue ce matin; quoiqu’elle m’ait paru moins pâle que d’habitude, et qu’elle prétende ne pas souffrir… sa santé m’inquiète, mortellement. Hélas! lorsque, sous le voile et le bandeau qui entourent son noble front, je vois ses traits amaigris qui ont la froide blancheur du marbre, et qui font paraître ses grands yeux bleus plus grands encore, je ne puis m’empêcher de songer au doux et pur éclat dont brillait sa beauté lors de notre mariage. Jamais, n’est-ce pas? nous ne l’avions vue plus charmante… notre bonheur semblait rayonner sur son délicieux visage.

Comme je vous le disais, je l’ai vue ce matin; elle n’est pas prévenue que la princesse Juliane se démet volontairement en sa faveur de sa dignité abbatiale: demain donc, jour de sa profession, notre enfant sera élue abbesse, puisqu’il y a unanimité parmi les demoiselles nobles de la communauté pour lui conférer cette dignité [36].