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Après m’avoir regardé en silence pendant quelques moments, elle me dit:

– Mon bon père… pourrez-vous oublier mon ingratitude? Pourrez-vous oublier qu’au moment où j’allais faire cette pénible confession vous m’avez demandé grâce?

– Tais-toi… je t’en supplie.

– Et je n’avais pas songé, reprit-elle avec amertume, qu’en disant à la face de tous de quel abîme de dépravation vous m’aviez retirée… c’était révéler un secret que vous aviez gardé par tendresse pour moi… c’était vous accuser publiquement, vous, mon père, d’une dissimulation à laquelle vous ne vous étiez résigné que pour m’assurer une vie éclatante et honorée… Oh! pourrez-vous me pardonner?

Au lieu de lui répondre, je collai mes lèvres sur son front, elle sentit couler mes larmes…

Après avoir baisé mes mains à plusieurs reprises, elle me dit:

– Maintenant, je me sens mieux, mon bon père… maintenant que me voici, ainsi que le dit notre règle, morte au monde… je voudrais faire quelques dispositions en faveur de plusieurs personnes… mais, comme tout ce que je possède est à vous… m’y autorisez-vous, mon père?…

– Peux-tu en douter?… Mais je t’en supplie, lui dis-je, n’aie pas de ces pensées sinistres… Plus tard tu t’occuperas de ce soin… n’as-tu pas le temps?

– Sans doute, mon bon père, j’ai encore bien du temps à vivre, ajouta-t-elle avec un accent qui, je ne sais pourquoi, me fit de nouveau tressaillir. Je la regardai plus attentivement; aucun changement dans ses traits ne justifia mon inquiétude. Oui, j’ai encore bien du temps à vivre, reprit-elle, mais je ne devrai plus m’occuper des choses terrestres… car, aujourd’hui, je renonce à tout ce qui m’attache au monde… Je vous en prie, ne me refusez pas…

– Ordonne… je ferai ce que tu désires…

– Je voudrais que ma tendre mère gardât toujours dans le petit salon où elle se tient habituellement… mon métier à broder… avec la tapisserie que j’avais commencée…

– Tes désirs seront remplis, mon enfant. Ton appartement est resté comme il était le jour où tu as quitté le palais; car tout ce qui t’a appartenu est pour nous l’objet d’un culte religieux… Clémence sera profondément touchée de ta pensée…

– Quant à vous, mon bon père, prenez, je vous en prie, mon grand fauteuil d’ébène, où j’ai tant pensé, tant rêvé…

– Il sera placé à côté du mien, dans mon cabinet de travail, et je t’y verrai chaque jour assise près de moi, comme tu t’y asseyais si souvent, lui dis-je sans pouvoir retenir mes larmes.

– Maintenant, je voudrais laisser quelques souvenirs de moi à ceux qui m’ont témoigné tant d’intérêt quand j’étais malheureuse. À Mme Georges je voudrais donner l’écritoire dont je me servais dernièrement. Ce don aura quelque à-propos, ajouta-t-elle avec son doux sourire, car c’est elle qui, à la ferme, a commencé de m’apprendre à écrire. Quant au vénérable curé de Bouqueval, qui m’a instruite dans la religion, je lui destine le beau christ de mon oratoire…

– Bien, mon enfant.

– Je désirerais aussi envoyer mon bandeau de perles à ma bonne petite Rigolette… C’est un bijou simple qu’elle pourra porter sur ses beaux cheveux noirs… Et puis, si cela était possible, puisque vous savez où se trouvent Martial et la Louve en Algérie, je voudrais que cette courageuse femme qui m’a sauvé la vie eût ma croix d’or émaillée… Ces différents gages de souvenir, mon bon père, seraient remis à ceux à qui je les envoie «de la part de Fleur-de-Marie».

– J’exécuterai tes volontés… Tu n’oublies personne?…

– Je ne crois pas, mon bon père…

– Cherche bien… Parmi ceux qui t’aiment n’y a-t-il pas quelqu’un de bien malheureux? d’aussi malheureux que ta mère et moi… quelqu’un enfin qui regrette aussi douloureusement que nous ton entrée au couvent?

La pauvre enfant me comprit, me serra la main, une légère rougeur colora un instant son pâle visage.

Allant au-devant d’une question qu’elle craignait sans doute de me faire, je lui dis:

– Il va mieux… on ne craint plus pour ses jours…

– Et son père?

– Il se ressent de l’amélioration de la santé de son fils… il va mieux aussi… Et à Henri? Que lui donnes-tu?… Un souvenir de toi lui serait une consolation si chère et si précieuse!…

– Mon père… offrez-lui mon prie-Dieu… Hélas! je l’ai bien souvent arrosé de mes larmes, en demandant au ciel la force d’oublier Henri, puisque j’étais indigne de son amour…

– Combien il sera heureux de voir que tu as eu une pensée pour lui!…

– Quant à la maison d’asile pour les orphelines et les jeunes filles abandonnées de leurs parents, je désirerais, mon bon père, que…

Ici la lettre de Rodolphe était interrompue par ces mots presque illisibles:

«Clémence… Murph terminera cette lettre; je n’ai plus la tête à moi; je suis fou… Ah! le 13 JANVIER!!!»

La fin de cette lettre, de l’écriture de Murph, était ainsi conçue:

Madame,

D’après les ordres de Son Altesse Royale, je complète ce triste récit. Les deux lettres de monseigneur auront dû préparer Votre Altesse Royale à l’accablante nouvelle qu’il me reste à lui apprendre.

Il y a trois heures, monseigneur était occupé à écrire à Votre Altesse Royale; j’attendais dans une pièce voisine qu’il me remît la lettre pour l’expédier aussitôt par un courrier. Tout à coup j’ai vu entrer la princesse Juliane d’un air consterné. «Où est Son Altesse Royale? me dit-elle d’une voix émue. – Princesse, monseigneur écrit à Mme la grande-duchesse des nouvelles de la journée. – Sir Walter, il faut apprendre à monseigneur un événement terrible… Vous êtes son ami… veuillez l’en instruire… De vous, ce coup lui sera moins terrible…

Je compris tout; je crus plus prudent de me charger de cette funeste révélation… La supérieure ayant ajouté que la princesse Amélie s’éteignait lentement, et que monseigneur, devait se hâter de venir recevoir les derniers soupirs de sa fille, je n’avais malheureusement pas le temps d’employer des ménagements. J’entrai dans le salon; Son Altesse Royale s’aperçut de ma pâleur. «Tu viens m’apprendre un malheur!… – Un irréparable malheur, monseigneur… Du courage!… – Ah! mes pressentiments!!…» s’écria-t-il. Et, sans ajouter un mot, il courut au cloître. Je le suivis.

De l’appartement de la supérieure, la princesse Amélie avait été transportée dans sa cellule après sa dernière entrevue avec monseigneur. Une des sœurs la veillait; au bout d’une heure, elle s’aperçut que la voix de la princesse Amélie, qui lui parlait par intervalles, s’affaiblissait et s’oppressait de plus en plus. La sœur s’empressa d’aller prévenir la supérieure. Le docteur David fut appelé; il crut remédier à cette nouvelle perte de forces par un cordial, mais en vain; le pouls était à peine sensible… Il reconnut avec désespoir que, des émotions réitérées ayant probablement usé le peu de forces de la princesse Amélie, il ne restait aucun espoir de la sauver.