— S’ils m’arrêtent, je dirai que j’étais sorti en éclaireur et que je n’ai rien vu. » Il se releva, s’inclina et sortit en coup de vent.
Ser Jorah Mormont s’attarda, lui. « Votre Grâce, dit-il, de façon trop brusque, c’est une bourde. Nous ne savons rien de cet individu, et…
— Nous savons qu’il est un prodigieux guerrier.
— Un prodigieux hâbleur, vous voulez dire.
— Il nous apporte les Corbeaux Tornade. » Et il a des yeux bleus.
« Cinq cents mercenaires de loyauté pour le moins douteuse.
— Toutes les loyautés sont pour le moins douteuses, dans une époque comme la nôtre », lui rappela-t-elle. Et je serai encore trahie deux fois, l’une pour l’or, l’autre pour l’amour.
« Daenerys, j’ai trois fois votre âge, reprit ser Jorah. Cela m’a permis de constater de mes propres yeux jusqu’où va la fausseté des hommes. Il en est très peu qui soient dignes de foi, et ce Daario Naharis n’est pas de ce nombre. Même la couleur de sa barbe est un artifice. »
Cette dernière remarque la fit bondir. « Tandis que votre barbe à vous est une barbe honnête, hein, c’est cela que vous m’insinuez ? Vous êtes l’unique homme à qui je devrais jamais me fier, n’est-ce pas ? »
Il se roidit. « Je n’ai rien dit de tel.
— Vous le dites à longueur de journée. Pyat Pree est un menteur, Xaro un intrigant, Belwas un matamore, Arstan un assassin…, me prenez-vous pour une oie blanche non déniaisée, dès lors incapable de percevoir les mots derrière les mots ?
— Votre Grâce… »
Elle s’acharna à le bouleverser : « J’ai trouvé en vous le meilleur ami que j’aie jamais eu, un meilleur frère que Viserys ne le fut jamais. Vous êtes le premier nommé de ma garde Régine, le chef suprême de mon armée, mon conseiller le plus estimé, ma précieuse main droite. Je vous honore, je vous respecte, je vous chéris – mais je ne vous désire pas, Jorah Mormont, et je suis lasse de vos manœuvres sempiternelles pour écarter de ma personne tout autre homme au monde, afin de me contraindre à devoir dépendre de vous, et de vous exclusivement. C’est là agir en pure perte, et vous n’y gagnerez jamais que je vous aime davantage. »
Si le début de ce discours avait fait rougir Mormont, la suite l’avait rendu blême. Il demeura d’abord comme pétrifié. « Si ma reine l’ordonne », lâcha-t-il enfin, froidement poli.
Daenerys était suffisamment échauffée pour deux. « Oui, fit-elle. Elle l’ordonne. A présent, ser, allez veiller à vos Immaculés. Vous avez à livrer une bataille et à la gagner. »
Après qu’il se fut retiré, Daenerys se jeta sur les coussins près de ses trois fauves. Non, ce n’était pas délibérément qu’elle venait de se montrer si brutale, mais parce qu’à force de suspicion Mormont avait réveillé le dragon en elle.
Il me pardonnera, se dit-elle. Je suis sa suzeraine. Elle se surprit à se demander s’il ne voyait pas juste à propos de Daario. Elle se sentait tout à coup terriblement seule. Mirri Maz Duur lui avait affirmé qu’elle ne porterait jamais d’enfant vivant. La maison Targaryen périra avec moi. La perspective l’affligea. « Il vous incombe d’être mes enfants, dit-elle aux dragons, mes trois formidables enfants. Puisque Arstan assure que les dragons vivent plus longtemps que les hommes, votre carrière se poursuivra quand j’aurai achevé la mienne. »
Drogon ploya son col en épingle à cheveux pour lui mordiller la main. Bien qu’il eût les dents extrêmement pointues, jamais il ne lui entamait la peau lorsqu’ils batifolaient ainsi. Elle se mit à rire et le fit rouler cul par-dessus tête jusqu’à ce qu’il pousse des rugissements, la queue battante comme un fouet. Elle s’est beaucoup allongée, remarqua-t-elle, et elle deviendra au fil des jours encore plus longue. Ils grandissent vite, à présent, et, quand ils seront adultes, j’aurai mes ailes. Une fois qu’elle aurait un dragon pour monture, il lui serait possible de conduire en personne ses troupes au combat. Pour l’heure, ils étaient encore, hélas, trop petits pour la porter.
Un silence absolu régnait dans le camp lorsque minuit vint, passa. Daenerys demeura sous sa tente en compagnie de ses camérières, tandis qu’Arstan Barbe-Blanche et Belwas le Fort montaient la garde à l’extérieur. Attendre est le plus pénible des rôles. A rester assise dedans, là, mains oisives, alors qu’au-dehors se livrait, sans elle, sa bataille, elle avait comme l’impression de n’être plus que la fillette d’autrefois.
Les heures se traînèrent à pas de tortue. Lors même que Jhiqui lui eut massé les épaules pour les dénouer, elle se trouva trop nerveuse pour fermer l’œil. Missandei s’offrit à lui fredonner une berceuse des Pacifiques, mais elle secoua la tête. « Fais venir Arstan », dit-elle.
Lorsqu’il se présenta, elle s’était pelotonnée dans la fourrure de hrakkar dont l’odeur musquée lui rappelait invinciblement Drogo. « Je ne saurais dormir quand des hommes meurent pour moi, Barbe-Blanche, confia-t-elle. Contez-m’en davantage sur Rhaegar, mon frère, si vous voulez bien. J’ai bien aimé votre histoire du bateau, vous savez ? celle sur l’éclosion subite de sa vocation de guerrier.
— Votre Grâce est trop bonne.
— D’après Viserys, il avait remporté maints tournois. »
Arstan inclina respectueusement sa tête chenue. « Il serait malséant à moi de démentir les assertions de Son Altesse…
— Mais ? coupa-t-elle vertement. Parlez. C’est un ordre.
— La prouesse du prince Rhaegar était incontestée, mais il la déploya rarement en lice. Il était loin d’éprouver pour le chant des épées la passion d’un Robert ou d’un Jaime Lannister. Il s’y livrait comme à un devoir, à une besogne que le monde lui imposait. Il y excellait, parce qu’il excellait en tout. Telle était sa nature. Mais il n’y prenait point de joie. Il aimait, disait-on, sa harpe infiniment plus que sa lance.
— Il dut néanmoins gagner quelques tournois, fit-elle, dépitée.
— Durant sa jeunesse, il courut brillamment un tournoi qui se donnait à Accalmie, défaisant tour à tour lord Steffon Baratheon, lord Jason Mallister, la Vipère Rouge de Dorne et un chevalier mystérieux qui se révéla n’être autre que Simon Tignac, le trop fameux chef de bandits des forêts royales. Il ne rompit pas moins de douze lances, ce jour-là, contre ser Arthur Dayne.
— Et, finalement, ce fut lui, le champion ?
— Non, Votre Grâce. Cet honneur échut à un chevalier de la Garde qui démonta le prince Rhaegar au cours de la dernière joute. »
Daenerys n’avait pas la moindre envie de laisser désarçonner son frère plus avant. « Mais quels tournois gagna-t-il, enfin !
— Votre Grâce. » Le vieil homme hésita. « Il gagna le plus extraordinaire de tous.
— Lequel ? demanda-t-elle.
— Le tournoi qu’organisa lord Whent à Harrenhal, au bord de l’Œildieu, l’année du printemps fallacieux. Un événement. En plus des joutes, il comportait une mêlée dans le style ancien, disputée par sept équipes de chevaliers, ainsi qu’un concours de tir à l’arc et de lancer de hache, une course hippique, une compétition de chant, des mimes et force divertissements, festins. Lord Whent était aussi libéral que riche. Les prix fastueux qu’il promettait drainèrent des centaines de concurrents. Même votre royal père vint à Harrenhal, alors qu’il n’avait pas quitté le Donjon Rouge depuis des années. Les plus grands seigneurs et les champions les plus redoutables des Sept Couronnes s’affrontèrent dans ce tournoi, et le prince de Peyredragon les surpassa tous.