ARYA
En distinguant au loin le profil d’un grand escarpement que dorait le soleil de l’après-midi, elle le reconnut aussitôt. C’était à Noblecœur que les ramenaient finalement leurs courses.
Ils en atteignirent le faîte au crépuscule, assurés d’y camper en toute quiétude. Après avoir flâné en compagnie de l’écuyer de lord Béric, Ned, tout autour du cercle formé par les souches de barrals, Arya et lui se perchèrent sur l’une d’entre elles pour regarder peu à peu s’éteindre les dernières lueurs du couchant. La hauteur des lieux permettait de voir qu’une tempête sévissait au nord, mais Noblecœur planait au-dessus des pluies. Mais pas au-dessus des vents ; les rafales étaient si violentes que ça te donnait l’impression que quelqu’un se trouvait dans ton dos, qui te tiraillait le manteau. Seulement, quand tu te retournais, bernique, il n’y avait personne.
Fantômes, se rappela-t-elle. Noblecœur est hanté.
Après que l’on eut allumé un grand feu, Thoros de Myr s’assit en tailleur devant puis scruta les flammes avec autant d’intensité que s’il n’avait rien existé d’autre au monde.
« Qu’est-ce qu’il fabrique ? demanda-t-elle à Ned.
— Y a des fois qu’il voit des choses dans les flammes, répondit-il. Le passé. L’avenir. Des trucs qui se passent au diable. »
Elle écarquilla les yeux dans l’espoir de voir ce que voyait le prêtre rouge, mais sans autre fruit que de se mettre à larmoyer, si bien qu’elle ne fut pas longue à se détourner du feu. Gendry observait aussi le manège du prêtre rouge. « Vous pouvez vraiment voir l’avenir, là-dedans ? » questionna-t-elle brusquement.
Avec un soupir, Thoros cessa de sonder les flammes. « Ici, non. Pas en ce moment. Mais certains jours, oui, le Maître de la Lumière m’accorde des visions. »
Gendry ne cacha pas son scepticisme. « Mon maître disait que vous êtes un poivrot et un tricheur, le plus mauvais prêtre qu’y a jamais eu.
— Ce n’était pas gentil. » Thoros eut un petit rire. « C’était vrai mais pas gentil. C’était qui, ton maître ? Nous nous sommes déjà rencontrés, toi et moi, mon gars ?
— J’étais placé en apprentissage chez le maître armurier Tobho Mott, rue de l’Acier. C’est à lui que vous achetiez vos épées.
— Exact. Il me les faisait payer deux fois plus cher qu’elles ne valaient, puis il me blâmait d’y mettre le feu. » Il se mit à rire. « Ton maître avait raison. Je n’étais pas un très saint prêtre. Comme j’étais le dernier-né de huit, mon père me fourgua au Temple Rouge, mais telle n’était pas la route que j’aurais spontanément choisie. Bon, je disais les prières et je prononçais les formules magiques, mais je montais également volontiers des raids contre les cuisines, et, par-ci par-là, on découvrait des filles dans mon lit. Mais quelles coquines, aussi, je n’ai jamais su comment elles s’y fourraient.
» J’avais le don des langues, à part ça. Et, lorsque je scrutais les flammes, eh bien, je voyais des choses, de temps en temps. Malgré quoi je donnais plus de tracas que de satisfactions. Aussi finit-on par m’expédier à Port-Réal révéler la lumière du Maître aux entichés des Sept. Le roi Aerys aimait le feu si passionnément qu’on croyait possible de le convertir. Mais ses pyromants connaissaient, hélas, des tours plus affriolants que les miens.
» En revanche, le roi Robert m’avait à la bonne. La première fois où je disputai une mêlée muni d’une épée de feu, le cheval de Kevan Lannister se cabra, le flanquant par terre, et Sa Majesté fut prise d’un tel fou rire que je craignis de La voir succomber à une attaque d’apoplexie. » Ce souvenir le fit sourire. « Mais ce sont des manières inadmissibles, avec une lame, ton maître avait raison, à cet égard aussi.
— Le feu consume. » Lord Béric se tenait derrière eux, et il y avait dans son intonation quelque chose qui réduisit Thoros au silence instantanément. « Il consume, et, son œuvre achevée, plus rien ne subsiste. Rien.
— Béric. Doux ami. » Le prêtre toucha l’avant-bras du seigneur la Foudre. « Que dites-vous là ?
— Rien que je n’aie déjà dit. Six fois, Thoros ? Six fois, c’est trop. » Et il s’éloigna brusquement.
Le vent hurla, cette nuit-là, presque à la façon d’un loup. De vrais loups lui serinaient au demeurant la leçon, quelque part vers l’ouest. C’était au tour d’Anguy, de Coche et du Merrit de Lunebourg de monter la garde. Gendry, Ned et beaucoup d’autres dormaient à poings fermés lorsque Arya entrevit se glisser derrière les chevaux, voûtée sur sa canne crochue, la minuscule forme pâle au sillage tumultueux de fins cheveux blancs. Elle pouvait n’avoir pas plus de trois pieds de haut. Le reflet du feu faisait miroiter ses prunelles du même écarlate que celles du loup de Jon. Lui aussi était un fantôme. Arya se rapprocha subrepticement puis se tassa pour épier.
Thoros et Lim se trouvaient avec lord Béric quand, sans qu’ils l’y eussent invitée, la naine s’assit près du feu. Elle loucha vers eux. Ses yeux avaient l’air de charbons ardents. « La Braise et le Limon me font à nouveau l’honneur d’une visite, ainsi que Sa Seigneurie le sire des Macchabées.
— Un nom de mauvais présage. Je t’ai déjà priée de n’en pas user.
— Ouais, c’est vrai. Mais une odeur fraîche de mort flotte autour de vous, milord. » Il ne lui restait qu’une seule dent. « Donnez-moi du vin, ou je m’en irai. Mes os sont âgés. Mes jointures souffrent quand les vents soufflent, et, sur les hauts d’ici, les vents soufflent toujours.
— Un cerf d’argent pour vos prophéties, madame, dit lord Béric avec une courtoisie pleine de solennité. Un autre pour des nouvelles, si vous en avez qui nous intéressent.
— Je peux pas plus manger de cerf d’argent qu’en chevaucher un. Une gourde de vin pour mes rêves et, pour mes nouvelles, un patin du grand balourd au manteau jaune. » Elle ricana. « Ouais, un patin gluant, que j’aie ma gorgée de langue. Ça fait trop longtemps, trop longtemps. Va avoir, sa lippe, goût de limons, moi, la mienne, d’os. Trop vieille, je suis.
— Ouais, gémit Lim. Trop vieille pour le pinard et pour les patins. Le plat de ma lame, sorcière, c’est tout ce que t’auras de moi.
— Mes cheveux partent par poignées, et ça fait mille ans que personne m’a embrassée. C’est dur, être si âgée. Enfin, j’aurai une chanson, alors. Pour mes nouvelles. Une chanson de Tom des Sept.
— Ta chanson, tu l’auras de Tom », promit lord Béric. Il lui remit en personne la gourde de vin.
La naine y but si goulûment que du vin lui dégoulina le long du menton. Enfin, la gourde abaissée, elle se torcha la bouche d’un revers de main raviné puis dit : « A vin suri, sures nouvelles, y aurait quoi de plus assorti ? Le roi est mort, c’est assez sur pour vous ? »
Le cœur d’Arya bondit obstruer sa gorge.
« Quel foutu roi qu’est mort, sorcière ? demanda Lim.
— L’humide. Le roi seiche, m’seigneurs. Je l’ai rêvé mort, il est mort, et, maintenant, les encornets de fer s’en prennent les uns aux autres. Ah, puis lord Hoster Tully, il est mort aussi, mais vous savez ça, non ? Dans la salle des rois, la chèvre trône toute seule, fiévreuse, pendant que l’énorme chien fond sur elle. » La pressant à deux mains, la vieille éleva la gourde jusqu’à ses lèvres et s’envoya une longue rasade supplémentaire.
L’énorme chien… Cela voulait-il dire le Limier ? Ou bien son frère, la Montagne-en-marche ? Difficile de décider. Tous deux portaient les mêmes armes, trois chiens noirs sur champ jaune. La moitié des hommes dont Arya réclamait la mort dans ses prières appartenaient à ser Gregor Clegane : Polliver, Dunsen, Raff Tout-miel, Titilleur. Sans omettre ser Gregor lui-même. Lord Béric finira peut-être par les pendre tous.