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On avait descendu la face méridionale du Mur à Griposte, abandonné depuis quelque deux siècles. Tout un pan du prodigieux escalier de pierre avait eu beau s’effondrer une centaine d’années plus tôt, la descente n’en avait pas moins été autrement facile que l’escalade. De là, Styr s’était empressé d’entraîner sa troupe au fin fond du Don, de manière à ne pas tomber sur les patrouilles habituelles de la Garde. Sous la conduite de Grigg la Bique, on avait passé les quelques villages déserts encore visibles dans la région. Brandies de loin en loin vers le ciel tels des doigts de pierre, seules des tours rondes attestaient encore, sans âme qui vive, la main de l’homme. Et c’est ni vu ni repéré que l’on parcourait des plaines battues de bise et des collines grelottantes d’humidité.

Quoi qu’ils exigent, avait ordonné Mimain, tu ne devras pas barguigner. Marche avec eux, mange avec eux, bats-toi dans leurs rangs aussi longtemps qu’il le faudra. Or, après s’être tapé en leur compagnie des lieues et des lieues à cheval et davantage encore à pied, après avoir partagé leur pain et leur sel, et les couvertures d’Ygrid en plus, avait-il si peu que ce fût désarmé leur méfiance ? Les Thenns le tenaient à l’œil jour et nuit, guettant le moindre indice de félonie. S’esquiver lui était impossible, et, bientôt, il serait trop tard.

Bats-toi dans leurs rangs, avait ordonné Mimain, juste avant de soumettre sa propre existence au fer de Grand-Griffe…, mais les choses n’en étaient pas arrivées là, pas encore. Que je verse le sang d’un seul de mes frères, et je serai perdu. C’est pour de bon, dès lors, que j’aurai franchi le Mur, et ce sera sans espoir de retour.

Au terme de chaque journée de marche, le Magnar le convoquait pour le harceler de questions chafouines et pointues sur Châteaunoir, ses défenses et sa garnison. Quitte à se risquer à mentir sur certains détails et à feindre parfois l’ignorance, Jon se voyait contraint à la plus grande circonspection, car les interrogatoires se déroulaient en présence d’Errok et de Grigg la Bique, lesquels en savaient assez pour n’être pas dupes, s’il forçait tant soit peu la note.

En fait, la vérité pure était effarante. Abstraction faite des défenses afférentes au Mur proprement dit, Châteaunoir lui-même en était entièrement dépourvu. Il ne possédait pas seulement de remblais de terre ou de palissades en bois. Le château n’était rien d’autre, au bout du compte, qu’un conglomérat de tours et de forts aux deux tiers en ruine. Quant à sa garnison, le Vieil Ours l’avait amputée de quelque deux cents hommes pour l’expédition. En était-il revenu aucun ? Impossible de le savoir. Et des quatre cents que la place comptait peut-être actuellement, la plupart relevaient du Génie ou de l’Intendance et non des corps de combat.

Guerriers endurcis pour leur part, les Thenns se montraient plus disciplinés que le commun des sauvageons, et c’est sans nul doute pour cette raison que Mance les avait choisis. Contre eux, qu’aligneraient les défenseurs de Châteaunoir ? Mestre Aemon, aveugle, et son Clydas de factotum, aveugle à demi ; Donal Noye, manchot ; septon Cellador, ivrogne ; Hobb le cuistot, trois doigts ; ser Wynton Stout, une antiquité ; puis Albett et Pyp et Crapaud et Halder et le reste des gars avec qui Jon s’était entraîné naguère. Et pour les commander, qui ? Ce rubicond bouffi de Bowen Marsh, le lord Intendant qu’on avait bombardé gouverneur en l’absence de lord Mormont. Ce même Marsh qu’Edd-la-Douleur appelait parfois « la Vieille Pomme granate », sobriquet non moins pertinent que celui de « Vieil Ours » pour Mormont. « Exactement le type que t’as besoin en première ligne quand les ennemis se déploient devant, précisait Edd avec son ton morne immuable. Au poil près qu’y te les dénombre. Un vrai démon de la comptabilité, le gus. »

Si le Magnar tombe à l’improviste sur Châteaunoir, il y fera un carnage, et, avant même de se douter de l’assaut, les gamins se retrouveront égorgés dans leurs draps.Il fallait à tout prix les prévenir, mais comment s’y prendre ? On ne l’expédiait jamais chasser ni fourrager, jamais on ne le laissait monter seul la garde. Et le sort d’Ygrid le tourmentait aussi. Il lui était impossible de l’emmener mais, s’il la laissait, le Magnar ne la rendrait-il pas responsable, elle, de sa défection à lui ? Deux cœurs qui battent comme un seul…

Ils couchaient chaque nuit sous les mêmes fourrures, et, lorsqu’il s’endormait, la tête aux cheveux rouges blottie contre sa poitrine lui chatouillait le menton. La senteur qu’exhalaient ceux-ci s’était faite une part de lui-même. Ces dents crochues qu’elle avait, la sensation que procurait son sein quand il le cueillait dans sa main, la saveur de sa bouche…, il puisait là sa joie comme sa détresse. Que de nuits consacrées, elle toute chaude à ses côtés, à se demander dans le noir si, quelque genre de femme qu’elle eût été, sa propre mère avait inspiré au seigneur son père autant de sentiments contradictoires. Ygrid a dressé le piège, et Mance Rayder m’a fourré dedans.

Chacune des journées passées parmi les sauvageons lui rendait plus ardu ce qu’il considérait comme son devoir. Il allait lui falloir découvrir un biais pour trahir ces gens, et ce biais-là signifierait leur perte. Leur amitié, il n’en voulait pas, pas plus qu’il ne voulait de l’amour d’Ygrid. Seulement… Les Thenns, eux, bon, parlaient la vieille langue et ne lui adressaient pour ainsi dire jamais la parole, mais avec les hommes de Jarl, ceux-là mêmes qui avaient escaladé le Mur, tout autres étaient ses relations. Il en venait à les connaître, à son corps défendant. Errok l’émacié, laconique, et le sociable Grigg la Bique, et les adolescents Quort et Sabraque, ainsi que Chanvrot Dan, le tresseur de cordes. Le pire de la bande étant Del, un gars à face chevaline et qui, peu ou prou de l’âge de Jon, évoquait, rêveur, la sauvageonne qu’il comptait ravir. « C’est une chanceuse, comme ton Ygrid. Les baisers du feu, tu sais, elle aussi. »

A défaut de mieux, Jon se mordait la langue. Il n’avait aucune envie de s’appesantir sur la dulcinée de Del, ni sur la mère de Sabraque, ni sur le coin près de la mer d’où venait Henk l’Heaume, ni sur le désir fou qu’avait Grigg de se rendre dans l’île aux Faces auprès des hommes verts, ni sur la fois où, talonné par un orignac, Doigt-de-pied s’était juché tout en haut d’un arbre. Le furoncle au cul de Gros Cloque, il n’avait aucune envie d’en entendre parler, pas plus que du nombre de pintes que Pouces-en-pierre était capable d’ingurgiter, ni de l’insistance avec laquelle son petit frère avait supplié Quort de ne pas accompagner Jarl. Et que lui importait aussi qu’en dépit de ses quatorze ans, Quort se fût déjà ravi une épouse et en attendît un morveux ? Qu’il se gargarisât : « Peut-être y va naître dans un château » ? Cette candeur. « Dans un château, là, comme un lord ! » Ça l’avait complètement époustouflé, ce mioche, les « châteaux » aperçus en route, alors qu’il ne s’agissait que de tours de guet…

Où pouvait bien se trouver Fantôme, à présent, voilà qui préoccupait aussi Jon. Etait-il parti pour Châteaunoir, ou bien courait-il les bois avec quelque meute ? Du loup-garou, il n’avait pas la moindre perception, fut-ce en rêve. Et cela lui faisait l’effet d’une espèce de mutilation. La présence même d’Ygrid dormant contre son flanc ne l’empêchait pas de se sentir seul. Et l’idée de mourir seul lui faisait horreur.