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Je sais encore que le Vieux s’en va souvent, par la forêt, visiter quelques clairières et sources de sa connaissance. Il fait cela, m’a-t-il rapporté, car il est des lieux, dont Les Sulèves, qui aident à être soi-même. Chez Marzin, les murs sont couverts de livres. On pourrait dire que la maison est bibliothèque. L’éclectisme y dispute à la rareté et à l’ancienneté de certains ouvrages. Il est peu de sujets dont on ne puisse trouver quelques références dans cette étonnante mémoire.

Quand je l’interrogeai sur ce trésor, Marzin, avec un léger sourire, m’expliqua que la présence même de ces écrits, de cette humanité, lui importe plus que leurs messages. «Ce qui est couché sur le papier est mort, figé. Moi, j’aime la libre parole, qui court comme l’eau de la rivière d’Argent. Celle qui émane de la source cachée en nous, et qui ne peut être captée ni retenue. Celle qui parle aux gens de cœur, qui savent que leur raison n’est qu’un filtre. C’est la voix des temps où l’on savait soulever des montagnes de granit sans appareil d’aucune sorte, ces temps où, pour guérir un homme d’une affection quelconque, il suffisait d’apposer une main au lieu exquis de la douleur. Rien de tout cela n’est dans ces pages, ou alors, quand il y est fait allusion, ce n’est qu’un fantôme de la réalité. Écrire, c’est toujours déformer et, en somme, trahir.»

Ainsi pensait Marzin de sa formidable collection d’écrits. Il faut qu’ils soient là, mais, surtout, qu’ils se taisent. À moins qu’ils ne lui parlent autrement.

VI

Aujourd’hui, une intense excitation en moi m’a rendu fébrile. La tête brûlante, bouche sèche et les mains mouillées, j’ai vaqué à dissiper ce mélange curieux de joie contenue et d’angoisse sourde. Vers le milieu de l’après-midi, je m’en suis allé par les chemins du pays, plus calme, le front baigné de pluie. Bel automne! et vous tous, arbres mes frères, donnez à un cœur pur le succès de ses aspirations! Je me suis déployé le long de ma course. Sous ma poitrine, j’ai senti forcir et s’amplifier la vie. Il m’a paru que mon regard prenait de la largeur aussi. Mes mains rafraîchies ont vu leurs doigts étranges mobiles se tendre dans l’espace, antennes ignorées, et ma bouche ouverte cueillait au passage des chênes la parole incréée. Marzin, à ce moment je t’ai mieux entendu.

Cet or de cuivre qui goutte de nos arbres, ces cris d’oiseaux qui ont aboli le hasard et cette terre noire que vêt un végétal rouge, cette forêt avance avec moi. Je suis la forêt qui va, poète et inconscient, vers une dormition, un autre prélude. Une intuition de fulgurance me fait l’entrevoir, la vraie vie! Marzin! raconte-moi encore l’art de la lecture d’entre les lignes, celle de la légende, apprends-moi tes secrets.

À mon arrivée aux Sulèves, j’étais un autre homme. Il me parut qu’un processus aux traits du mystère était engagé. Je m’en ouvrais à Marzin, qui, souriant, m’assura avec beaucoup de tendresse que mon cœur s’était sans doute ouvert, mais que mes yeux étaient encore clos. Il me fallait vivre l’attente et garder la confiance. Il sourit de nouveau. Un feu sauvage vociférait dans la cheminée, en l’attente des braises qu’il nous donnerait pour griller les pièces de bœuf que j’avais apportées. La lumière de l’âtre, irréelle, inondait le visage du Vieux et le rajeunissait singulièrement. Je lui trouvai un air de rêve. Marzin les yeux écarquillés par la gourmandise nous servit un vin chaud comme seul il le savait préparer. «Le philtre d’amour…», reprit-il. Il riait. Avant que de boire, j’avais l’esprit euphorisé. «Est-ce que…» balbutiai-je. «Tu penses! me coupa le mage, cela m’étonnerait fort qu’elle ne vînt à l’heure apéritive me visiter. Peut-être seulement l’ignore-t-elle encore.»

Marzin semblait s’être renfrogné. En vérité, je le sentis guider sa conscience hors des murs. C’est comme s’il avait disparu. Le souffle suspendu, j’observe l’homme. Les traits de son visage sont impassibles, et il a les yeux grands ouverts. On dirait qu’il est, selon l’expression juste, dans la lune. Il n’est pas pourtant de relâchement dans sa physionomie, au contraire. Une tension dans son regard me le livre attentif et volontaire, mais ailleurs, encore. Il tient entre ses deux mains, sous son nez, son bol de vin qui fume. Cette fumée ne bouge pas, Marzin retient son souffle. Un silence terrible et subit accapare la pièce. Le feu, toujours ardent, s’est tu, lui aussi. Le vent dehors est tombé et c’est un manteau mystérieux qui est jeté sur Les Sulèves, dont je suis le spectateur béotien et interdit. Cette mise en parenthèse du temps, fut-elle brève ou longue? Je ne suis plus certain que cette question ait quelque sens. Toujours est-il que je ne pus rester longtemps insensible à ce prodige, et je me pris à rêver.

Lucile traversait, songeuse, le hameau du Chêne, là-haut, au sortir du bourg. C’était elle, et pourtant non. Comment dire? Elle était une métamorphose de Lucile. L’âge lui avait forgé une silhouette et un visage superbes. Quelque formidable qu’elle me parût, une certaine raideur dans ses reins et sa nuque me laissait savoir qu’elle avait à lutter contre des contraintes ou quelque pression. Ses yeux d’eau vagues s’animent d’une excitation étrange et la manière qu’elle a de se frotter les mains à sa robe me laisse à penser qu’elle est la proie de quelques tergiversations. Elle ne cesse de consulter sa montre, comme pour un semblant de calcul, mais un sourire fin à ses lèvres la livre résolue. Ai-je lu mon nom sur sa bouche? Je ne puis tout à fait en jurer. Mais nous sommes alors l’un à l’autre et, l’appel entendu, elle se dirige déjà depuis quelques pas, avant que de connaître sa décision, vers Les Sulèves.

VII

Quand l’image d’elle s’évanouit et que je revins auprès de mon compagnon, la cheminée crépitait de nouveau, le vent avait repris sa course et Marzin me regardait calme et souriant, il lapait le vin chaud. «Elle aussi descend par la forêt, glissa-t-il. Elle aussi saura écouter ces antennes d’arbres sur son passage. Les bois savent être loquaces comme il faut. Je vous parlerai.»

La table était dressée pour trois et j’attisais les braises sous le gril quand Marzin preste se leva et lui ouvrit sa porte.

Les yeux encore embrouillés de larmes nées sous la force du vent, la chevelure défaite, comme Lucile me parut! Elle embrassait encore le Vieux, bafouillant des excuses pour un temps si long à n’être pas revenue, lorsqu’elle me vit. Toujours accroupi devant l’âtre, je n’ai pas bougé. Si mon corps ne voulait répondre aux ordres que je lui adressai, je songeais, par défaut, à fermer la bouche. Tout se précipita alors. J’entendis crier mon nom et elle, après cent morts et résurrections, toute amour, déjà sur moi qui m’embrasse et m’appelle encore. Nos regards rivés l’un à l’autre, comme ces braises, pas moins chauds, nos mains serrées l’une dans l’autre et nos cœurs accolés qui tendent à l’unisson. Pourquoi ces pleurs? ces gémissements? Pourquoi douleur, bonheur se rejoignent-ils si fort? Nous ne sommes plus qu’un, androgyne de l’aube, à balbutier, comme ivres d’une oxygénation surabondante.