XIII
«Tu es venue…!» Lucile balbutie et je me tais contre elle. Son ventre est le mien, sa poitrine embrase la mienne. Nos sens sont un cheval ailé que nous empruntons pour gagner notre demeure mystérieuse. D’étranges couleurs nous habitent ensemble en notre pérégrination, et l’androgyne ressuscité plonge en de violets océans.
Aucun végétal, aucune mer ne saurait dispenser ces senteurs qui nous visitent, violacées, acerbes et tendres, et notre cri nous porte au-dessus des horizons.
Nous ferons durer la nuit. La nuit est notre royaume, elle gîte notre alliance. Bientôt nous nous passerons du vent même pour nos transports et nos yeux couvriront encore à travers le sombre de l’heure des monts et des merveilles de lumière.
Dans notre chrysalide chaude et humide nos deux corps sont un lac de bonheur immobile. Sur ses eaux planent nos esprits, qui s’enrichissent sans fin de leur harmonie. L’heure est arrêtée, le temps qui nous baigne est celui qui ne sait pas encore marcher. La conscience d’être est hagarde. Elle se repose parfois sur une odeur, un souffle, un gémissement. Vivre est dépassé. Le pays qui s’est ouvert ne souffle pas de frontière, il est toute virtualité, il n’est que délices qui s’offrent à notre enchantement.
L’aurore a trouvé sur le perron de la fontaine deux âmes hallucinées, étourdies de leur concorde. Hiératiques, des arbres géants se penchent sur les enfants de la rosée. Autour de nous l’herbe s’est couchée, comme si un peuple de fées attentif et muet, en un cercle magique, avait abrité notre nuit.
XIV
Sur les chemins pentus de la forêt, sur mon dos je porte Lucile. Elle a posé sa joue sur ma tête et sa chevelure en cascade m’est un voile dont le parfum me charme. Les bras de Lucile me font un collier et ses cuisses me pressent les flancs. Par un juste retour du grand balancier, la force ascensionnelle qui nous a émus au plus secret de nous-mêmes et projetés en des espaces sidérants, cette force à l’inverse me rive au sol sous mon cher fardeau et nous entraîne au centre de la Terre. Si chaque pas que j’arrache à la boue me coûte, si mes muscles se tétanisent, si mon corps se vousse sous la charge sans prix, mon cœur envolé près du tien nous exhorte à progresser.
Je n’ai pas trébuché et ma bouche murmure des perles de mots que je t’adresse et qui se mêlent au souffle d’amour, parfois formulé, de ta bouche rapprochée.
Nous sommes arrivés sur la berge occidentale de la rivière d’Argent. Ici, ses eaux sont rouges, la roche est cristalline et le fer y abonde. Le soleil est pâle et comme languissant. À grand-peine sa lumière dans la brume se fraie un passage. L’air est vif, froid, ouaté. Ma mie glisse le long de moi, exhaussée sur la pointe des pieds elle dépose, furtif, un baiser sur mes yeux. Les jambes repliées sous elle, elle s’assied. Elle a empoigné une touffe d’herbes hautes, et son regard vagabonde au fil de l’eau. Mon double, ma féminité, sur le miroir moiré de la rivière curieuse notre vision du cours des choses est-elle identique?
«Partirons-nous sur l’heure?»
Le questionnement de Lucile eut pour répons immédiat un clapotis sourd, plongeon de truite ou de batracien. Je me serrai contre elle, la rivière fuyait toujours.
«Retournons près de Marzin le saluer, et disparaissons.
– Où irons-nous?
– Où les vents nous guideront. Ensemble, peu importent les terres que nous foulerons. As-tu quelque inquiétude?»
Un tourbillon d’air bouscula les vapeurs de brume et occulta le soleil. Lucile avait tourné vers moi son visage, et ses yeux graves et humides s’attachaient aux miens. Elle ne lâchait plus les tiges enroulées autour de sa main. Un rai de lumière descendit sur nous.
«Suis-je, encore, prisonnière des apparences et des convenances, mais, mon amant, ma question est de savoir comment nous échapperons aux lourdeurs des habitudes et à la ruine de ce prodige d’union. Es-tu si confiant?
– Vois les oiseaux qui émigrent quand la saison n’est plus la bonne. C’est toujours cependant au même soleil qu’ils se réchauffent, et quelle que soit la terre qui les porte.
» Notre séparation est pire que la mort, elle nous mutile dans l’atroce et l’insoutenable. Il nous faut être appariés, et le demeurer.
» Notre réunion n’est pas attachement, elle est cohésion. Nous travaillerons à son incorruptibilité. Cet amour n’est pas ordinaire, nous le savons. Il ne nous est pas maître, nous ne sommes pas ses servants. Il est l’architecte de nos vies, le grand coordonnateur. Existions-nous avant ce jour?
» Ce que je vois de ma vie entre l’instant où je te perdis, quelques années plus tôt, et celui où je te retrouvai est un sommeil, une végétation lente, un noviciat aveugle. C’est ainsi que tu m’as conté ce temps, long, qui fut le tien.
» Un matin, je crois que c’était à l’aube, ton image a passé, et je l’ai retenue. Choisit-on! Me voici, répondant à ton attente, enlevés nous sommes par nos mêmes aspirations. Nous irons, Lucile, avec vigilance, notre harmonie est notre enfant, nous la saurons soigner et élever.
– Qu’il en soit ainsi…»
Lucile cueille à la souplesse de ses doigts deux brins de l’herbe haute, les noue et les projette dans le lit du vent, qui tombent sur le fil de l’eau, courent sur le dos de la rivière et disparaissent de notre vue.
Une ferveur silencieuse habite Lucile debout à présent, et c’est la même païenne prière qui monte en moi et les mêmes serments que, muets, nous délivrons propitiatoires au cours de la rivière. Derrière toi je me dresse, Lucile, et ma poitrine serre ton dos. La paume de mes mains couvre les tiennes et nos doigts se mêlent. Tu les as posées sur tes cuisses. En aval, deux herbes enlacées voguent, indifférentes, et les dieux sont les témoins de nos intentions sans tache.
XV
Marzin nous attendait. Sur son tabouret bas, les pieds contre le socle de la cheminée, le Vieux tisonne, paisible.