Jeff était parti.
Il y avait de la drogue dans la drogue…
Jane avait pris une première dose avant de prendre le cable-car, histoire de se mettre en train. Elle avait dit au revoir à Castro, le quartier où elle avait vécu ses premières années à San Francisco, la maison en bois peint en mauve qu'elle partageait avec Frank… Qu'était devenu son mentor homo ? Producteur entouré de cajoleurs ou junky tremblant, les sinus défoncés à l'ammoniac ?
Les yeux vagues à la vitre du cable-car, Jane avait observé les rues pentues qui menaient à Haight-Ashbury, ses pastels de maisons sagement alignées défiant la tectonique, les boutiques organic qui florissaient le long des rues, le soir tranquille qui tombait sur la ville, se demandant quand la drogue allait faire son effet.
« Manquerait plus qu'on m'ait grugée sur le dosage », ruminait-elle encore en descendant du cable-car.
C'est en bordure du parc qu'elle ressentit les premiers effets de la poudre. Après quatre ans de sevrage, le choc fut frontal ; elle dut se rattraper aux grilles, manquant de chanceler sur sa jambe de fer.
« Oufff… »
Son cerveau en voyait de toutes les couleurs. Jane eut un brusque haut-le-cœur et vomit sa bile au pied des arbustes. L'acidité la fit tousser un moment avant qu'elle ne reprît ses esprits. Ça n'allait pas mieux. Vertige, nausée, il fallait qu'elle trouve un endroit tranquille, pour se remettre…
Le jour, le Golden Gate Park accueillait une foule dispersée entre les allées menant aux musées et les vastes pelouses, terrains de jeu des enfants et des chiens : la nuit, c'était le rendez-vous des défoncés, des homeless, des détraqués… Jane se traîna en s'accrochant aux grilles du parc, finit par trouver l'équilibre après un bref combat contre l'apesanteur. Sa prothèse s'était transformée en ressorts de cartoon, elle avait l'impression de fendre les vagues d'un océan déchaîné, vaisseau féminin crachant l'écume.
Ne voyant personne à l'entrée du parc, elle descendit l'allée et trouva un banc à l'ombre d'un chêne multicentenaire.
Elle se tenait là, immobile. La lune éclairait les feuillages : les pelouses étaient mauves, son cerveau dans le formol… Les minutes passèrent, mauvais mirage. Jane trouva une cigarette dans son sac de toile, l'alluma fébrilement. On s'évaporait autour d'elle, statue blanche et chrome sous les rayons cosmiques. Son esprit se stabilisa un peu, entre Mercure et Jupiter. Jane divaguait sur le banc du parc lorsqu'elle entendit le craquement d'une branche sur sa droite.
Sortant de sa léthargie, elle fixa les ténèbres : oui, il y avait une forme à l'ombre du chêne, qui disparut dans l'obscurité…
Elle guetta les bruits de la nuit, un temps qui lui parut interminable, n'entendit plus que le chant du vent dans les arbres… Hallucination ? Un nouveau craquement se produisit, sur sa gauche… Non, elle ne rêvait pas, il y avait bien une silhouette sous l'arbre : un homme, qui se terrait à l'ombre des branches…
— Tu cherches quelque chose ?! lui lança-t-elle.
La forme ne bougea pas — pas tout de suite. Le cœur de Jane battait jusqu'à ses tempes échaudées par la dope : un homme grand et massif sortit enfin de sa cachette, les cheveux sur les épaules… La lune l'éclaira un peu sur le terrain découvert : un homeless.
— Heu… je ne sais pas, dit-il.
— Tu sais pas quoi ?
Il marchait à pas comptés, hésitant.
— Ce que je cherche…
Il semblait plus mal à l'aise que menaçant.
— Si tu es là, tu dois avoir une piste.
— Je… je vous ai suivie, avoua-t-il, je ne sais pas pourquoi…
Ce n'était pas un violeur en maraude mais un sans-abri à la peau cuivrée vêtu de guenilles, portant un sac de toile élimée à l'épaule. Il avança jusqu'à elle, pataud, visiblement intimidé.
— Tu es indien ? demanda Jane pour briser la glace.
Il baissa les yeux sur sa robe à pois blancs.
— Ça se voit tant que ça ? dit-il d'une voix rauque.
— Ça fait cinq minutes que tu me tournes autour comme un chariot.
L'homme esquissa un sourire dans la semi-obscurité. Il avait entre trente et quarante ans, difficile à dire vu son état, empestait l'alcool et se dandinait sur l'herbe fraîche.
— Je ne voulais pas te faire peur, dit-il. Pardon.
Le pauvre avait l'air sincère.
— Tu viens d'où ?
— Dakota du Sud.
Jane connaissait sa géographie, les histoires qui allaient avec.
— Sioux ?
L'homme opina :
— Oglala.
— Ceux qu'on a massacrés à Wounded Knee, hum…
Jane gambergeait sur son banc. Elle et Jeff trouvaient que les photos des Indiens abattus dans la neige à Wounded Knee rappelaient les soldats de la Wehrmacht lors de la retraite de Russie, ces corps gelés avec leurs chevaux, ou ce qu'il en restait… Wounded Knee, genou blessé : Jane reçut la nouvelle comme une révélation macabre, un message qu'on lui envoyait de l'au-delà, et ses fantômes pour lui répondre… Elle se ressaisit.
— Tu t'appelles comment, Grand Chef ?
— Sam…
— Ce n'est pas un nom de Sioux.
L'homme fit la moue.
— C'est celui qu'on m'a donné…
Jane songea qu'il avait dû être beau ; ses yeux étaient doux derrière les brumes d'alcool, son corps encore élancé sous ses frusques sales. Un pauvre bougre d'Indien déraciné qui n'avait pas survécu au massacre : bien sûr, leur rencontre ne devait rien au hasard… Jane chercha dans les étoiles, qui n'y pouvaient plus rien.
— Je vais t'appeler… Deux-Ours, dit-elle.
Le Sioux haussa les épaules sous son treillis élimé, désigna la place sur le banc.
— Je peux m'asseoir ?
Il tanguait dans la houle.
— Si tu arrives jusque-là, oui, répondit-elle.
Son sourire ironique le mit un peu plus mal à l'aise ; bon an mal an, Deux-Ours prit place sur le banc.
— Je m'appelle Jane, dit-elle.
Il loucha sur son visage, trop près sans doute, malgré la distance respectable qu'il avait mise entre eux. Il devait avoir sacrément picolé. Jane tira une cigarette de son sac.
— Tu fumes, Deux-Ours ?
— Je m'appelle Sam, dit-il.
Il était presque attendrissant.
— Ce n'est pas ma faute si tu as de grosses pattes, dit-elle pour le détendre.
Le Sioux prit la cigarette sans un mot, l'alluma, puis il jeta un regard noir sur l'étendue du parc. La pelouse blanchissait sous la lune, eux aussi commençaient à mieux distinguer les contours de leur visage. Une nausée la ramena à la réalité.
— Tu vas mieux ? demanda-t-il.
Jane s'ébroua — son esprit escaladait les cimes des arbres.
— Mieux ?
— Je t'ai vue vomir près des grilles, tout à l'heure…
Elle cligna des yeux.
— C'est pour ça que tu m'as suivie ?
Il ne répondit pas.
— Dis-moi, Deux-Ours : tu suis tous les animaux blessés ou malades que tu croises pour leur faire la causette ?
Il secoua sa longue tignasse brune, fataliste.
— Non… Non, j'ai le cerveau brouillé, Jane. Bu trop d'eau-de-feu… (Il croisa brièvement son regard…) Deux-Ours est une espèce en voie de disparition, si tu veux mon avis.
Jane eut un rire franc, accentué par la drogue. Non elle ne se trompait pas, le destin lui envoyait son représentant officiel, le messager du Grand Esprit, pour qu'elle se sente moins seule jusqu'à son campement d'hiver… Il toussait quand elle se tourna vers lui :
— Tu viens souvent ici la nuit, Deux-Ours ?
— Non… Jamais.
— Moi non plus…