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À deux pas de là, la barmaid emplissait une rangée de petits verres d'un alcool vert, sous le regard gourmand du couple d'amoureux. Sam tria ses idées noires, comme s'il n'en avait pas fini avec Wounded Knee…

— Tu as dit adieu à ta famille, Deux-Ours ? demanda Jane, qui lisait dans ses pensées.

Le Sioux oublia la tranche de citron noyée dans le jus de tomate.

— Pourquoi ?

— C'est important.

Ses yeux erraient sur le comptoir.

— Je me souviens pas, dit-il. C'était il y a longtemps… Et il vaut mieux comme ça. De toute façon, il n'y a rien à faire là-bas, même pas des adieux.

— C'est parce qu'on vous a parqués, fit-elle remarquer.

— Hum.

— Il paraît qu'ils veulent faire un mausolée, ou un monument pour les victimes de Wounded Knee, renchérit Jane. On m'a aussi dit que Johnny Depp voulait racheter le site pour le donner aux Indiens…

— Comme ça, on finira en bêtes curieuses, bougonna-t-il, pour les touristes.

La jeune femme posa la main sur son épaule.

— Tu sais ce que disait je ne sais plus quel poète : « Celui qui regarde le lion dans sa cage finit par pourrir dans la mémoire du lion… »

Il opina. Au fond, Jane avait raison. Par une inversion macabre, c'est lui qui pourrissait dans le regard des Blancs. Sam ne voyait pas l'alcool que la barmaid déversait sur ses seins nus, n'entendit pas les rires ivres des clients autour de lui : il était branché sur les mots de l'homme-médecine. Près de Jane, son cœur respirait. Son corps et son esprit étaient comme les poumons d'un enfant qui naissait — qui renaissait…

Wakan Tanka avait-il rafistolé un bout du Cercle, pour lui ?

— Viens, souffla Jane à son oreille. Allons-nous-en…

Elle avait fini sa vodka et commençait à faiblir : le Lakota la saisit par le bras et chemina tant bien que mal jusqu'à la sortie. On fit un écart devant eux avant que la brise du dehors ne les rafraîchisse un peu. Ils enjambèrent un vieux hippie allongé sur le trottoir, passèrent devant un bar où des jeunes Wasichu riaient de leurs exploits, traversèrent un carrefour, puis deux…

— On va où ? demanda Sam.

Jane ne tenait plus qu'à lui.

— À Bellavista…

*

Sam n'avait jamais grimpé sur les hauteurs de Haight-Ashbury : ils empruntèrent le chemin tortueux qui divaguait à flanc de colline, elle serrée contre ses flancs, la lune intermittente entre les branches des arbres.

— Tu tiens le coup ? demanda-t-il à mi-chemin.

— Super.

Sam gambergeait dans les allées du parc de Bellavista. Que deviendrait-il après Jane ? Comment pourrait-il reprendre sa vie d'avant, traîner dans les rues avec pour seul but d'éviter les coups, racler les miettes, picoler, recommencer ? C'était impossible, pourtant il fallait qu'il garde Jane près de son cœur malade, qu'il la possède même un instant, encore un instant.

Ils atteignirent le sommet de la colline, en proie à des sentiments divers. San Francisco s'étendait sous leurs mines échaudées, les lumières comme des miroirs. Le vent de la nuit courait sur leur peau, c'était bon.

— Je n'en peux plus, souffla Jane à ses côtés.

Elle était toute pâle.

— Tu veux t'asseoir ?

— Oui…

Sam l'aida à trouver une place au creux d'un rocher, avec vue imprenable sur la ville, les étoiles, et sur ses beaux yeux clairs. Il aurait voulu lui dire tous les mots d'amour qu'il n'avait pas dits, murmurer à cette femme inconnue qu'il n'avait jamais été aussi heureux que ce soir ; grâce à elle il se sentait vivant, libre, mais Jane se mit à fouiller dans son sac.

— Qu'est-ce que tu cherches ?

— La dope, dit-elle.

— De la dope ? Hum, tu ne crois pas que tu as déjà ton compte ? Jane — il insista doucement —, tu arrives à peine à marcher.

— Je n'ai plus besoin de marcher…

Elle releva la tête pour croiser son regard :

— Grâce à toi.

Son sourire ne valait pas tripette. Jane sortit un étui à cigarettes de son sac : il y avait un étrange objet à l'intérieur, une sorte de joint avec un tube de plastique blanc, qui faisait office de filtre.

— C'est quoi, de l'herbe ?

— Aussi, oui… Pour toi, Deux-Ours… Pour nous.

Sam observa l'objet qu'elle tenait à la main — oui, étrange… Jane fit claquer son briquet-tempête et alluma ce qu'il fallait prendre pour un joint. Elle aspira une première bouffée, les yeux brillant de larmes. Puis une seconde.

Il ne ressortait rien de sa bouche, qu'une vague fumée prise dans le givre.

— Ça te dit, Deux-Ours ? fit-elle à mi-voix.

Ça avait l'air costaud.

— Hum.

Sam n'allait pas la laisser seule. Pas ce soir. Jamais. Il prit le joint entre ses doigts meurtris et aspira à son tour. C'était chimique, moins fort qu'il se l'était imaginé, avec un arrière-goût de marijuana…

Ils fumèrent en silence, jusqu'au bout. Une à une, les étoiles commencèrent à s'éteindre.

— Viens, dit-elle. Viens contre moi…

La lune éclairait son visage spectral. Sam oublia la prothèse d'acier, son malheur : il nicha la tête de Jane contre son épaule, caressa ses cheveux de ses pattes maladroites, heureux, défoncé… La nuit de San Francisco les enveloppait. Sam croyait n'avoir plus rien à craindre, mais de petites araignées radioactives couraient sous sa peau, des picotements alternatifs qui grimpaient… ici… et là… embrumant son esprit et son cœur malade. Alors Sam prit peur : les fantômes-ancêtres étaient-ils repartis ? Et Jane ?

Bientôt le Sioux ne sut plus quoi contempler, la ville étendue à leurs pieds ou la fée amputée qui reposait contre sa poitrine : il voyait double.

Wounded Knee II

Il y avait de la drogue dans la drogue… Rien à voir avec celle qu'elle s'envoyait quand elle avait rencontré Jefferson ; Jane carburait aux amphets à l'époque, tout ce qui terminait par « drine » et lui permettait de tenir le coup. Comme mannequin, Jane avait eu du succès. Elle savait évidemment que ça ne durerait pas — le propre d'un mannequin de mode était de passer de mode — et comptait bien en profiter.

Elle avalait des cachets pour multiplier le temps d'exposition, courait les castings entre deux shootings, acceptait les lancements foireux où des gominés efféminés vous appelaient chérie sans vous peloter le cul et vous la mettaient quand même profond au moment de passer à la caisse mais, philosophe, elle passait les aléas de sa vie par pertes et profits. Jane était jolie sans être belle, avec à vingt-deux ans assez d'allure pour tenter de devenir comédienne. La façon d'y arriver importait peu, elle pouvait faire cent métiers ; Jane s'en fichait.

Elle avait quitté Fresno, sa ville natale, conglomérat de béton aux avenues sans âme où les flics encerclaient les terrasses des bars à l'heure de la fermeture et vous dispersaient à la lampe-torche avec une forte envie de nettoyer la place à la matraque.

À Fresno, Jane ne se retrouvait nulle part. Les garçons buvaient de la bière au large des filles, braves paysans fiers des chemises à carreaux qu'ils portaient ouvertes sur leur tee-shirt, la casquette vissée sur des nuques rouges et rasées, riant fort en attendant d'être assez bourrés pour aborder les filles. Elles se déplaçaient en groupes disséminés selon l'épaisseur du maquillage, dindes pathétiques rêvant de coq.

La peur de finir caramélisée, l'amour rôti, fourrée jusqu'à la gueule, un Thanksgiving qui aurait mal tourné.

Non merci.

Jane préférait plutôt baiser avec Hitler que de rester dans ce trou perdu.