— Alors, demande à nouveau l’institutrice. Quel rapport avec moi ?
Les doigts de l’inspecteur finissent par extirper une photocopie de la carte postale aux « Nymphéas ».
ONZE ANS. BON ANNIVERSAIRE.
Il tend la carte.
— On a retrouvé ceci dans la poche de Jérôme Morval.
Stéphanie Dupain décrypte la phrase avec attention.
Lorsque l’institutrice se penche et se tourne un peu de profil, le rayon de soleil par la fenêtre se reflète sur le papier blanc et éclaire son visage, dans une pose de liseuse baignée d’un halo de lumière suggérant Fragonard. Degas. Vermeer. L’espace d’un instant, une étrange impression effleure Sérénac : aucun des gestes de la jeune femme n’est spontané, la grâce de chaque mouvement est trop parfaite, elle est calculée, étudiée. Elle pose, pour lui. Stéphanie Dupain se redresse avec élégance, ses lèvres de craie s’ouvrent doucement et libèrent un souffle invisible qui disperse en poussière les ridicules suspicions du policier.
— Les Morval n’avaient pas d’enfants… Alors vous avez pensé à l’école…
— Oui… C’est là tout le mystère. Y a-t-il des enfants de onze ans dans votre classe ?
— Plusieurs, bien entendu. J’accueille à peu près tous les âges, de six à onze ans. Mais à ma connaissance aucun ne fêtera son anniversaire dans les jours ou les semaines qui viennent.
— Vous pourrez nous dresser une liste précise ? Avec l’adresse des parents, les dates de naissance, enfin, tout ce qui peut être utile…
— Cela peut avoir un rapport avec l’assassinat ?
— Cela peut… ou pas… Nous tâtonnons, pour l’instant. Nous suivons différentes pistes. Tenez, à tout hasard, est-ce que cette phrase vous dit quelque chose ?
Sérénac guide le regard de Stéphanie vers le bas de la carte postale. Elle fronce légèrement les sourcils dans un effort de concentration. Il adore chacune de ses attitudes.
Elle lit encore. Les paupières battent, la bouche tremble, la nuque se courbe. Une femme qui lit a toujours le fantasme de l’inspecteur. Comment pourrait-elle se jouer de lui ? Comment pourrait-elle le savoir ?
Le crime de rêver je consens qu’on l’instaure.
— Alors… ça ne vous dit rien ? balbutie Sérénac.
Stéphanie Dupain se lève brusquement. Elle marche vers la bibliothèque, se penche puis se retourne, tout sourire. Elle lui tend un livre blanc. Laurenç a l’impression que la poitrine de l’institutrice bat à se rompre sous la robe de toile, pareille à un moineau tremblant qui n’ose pas franchir la porte ouverte de la cage. L’instant suivant, Sérénac se demande pourquoi lui vient cette image stupide. Il tente de se concentrer sur l’ouvrage.
— Louis Aragon, lance la voix claire de Stéphanie. Désolée, inspecteur, je vais à nouveau devoir vous faire un cours…
Laurenç pousse un cahier et s’assoit sur une table d’écolier.
— Je vous ai dit. J’adore…
Elle rit encore.
— Vous n’êtes pas aussi calé en poésie qu’en peinture, inspecteur. La phrase de la carte postale est extraite d’un poème de Louis Aragon.
— Vous êtes incroyable…
— Non, non, je n’ai aucun mérite. Tout d’abord, Louis Aragon était un habitué de Giverny, un des seuls artistes à avoir continué à venir résider au village après le décès de Claude Monet, en 1926. Et ensuite parce que cet extrait est tiré d’un poème célèbre d’Aragon, le premier à avoir été censuré, en 1942, par Vichy. Je suis encore désolée pour la leçon, inspecteur, mais lorsque je vous dirai le titre du poème, vous comprendrez pourquoi c’est une tradition dans le village de le faire apprendre chaque année aux enfants de l’école…
— « Impressions » ? tente Sérénac.
— Perdu. Vous y étiez presque. Aragon a baptisé son poème « Nymphée ».
Laurenç Sérénac essaye de trier les informations, de les mettre en ordre.
— Si je vous suis bien, Jérôme Morval, logiquement, devait lui aussi connaître l’origine de ces vers étranges…
Il reste un instant pensif, hésitant sur l’attitude à adopter.
— Je vous remercie. On aurait pu mettre des jours avant de trouver ça. Même si, pour l’instant, je ne vois guère à quoi cela nous avance…
L’inspecteur pivote vers l’institutrice. Elle est debout devant lui, leurs visages sont presque à la même hauteur, distants d’une trentaine de centimètres.
— Stéphanie… Vous permettez que je vous appelle Stéphanie ? Vous connaissiez Jérôme Morval ?
Les yeux mauves se posent sur lui. Il hésite à peine, il plonge.
— C’est minuscule, Giverny, fait Stéphanie. Quelques centaines d’habitants…
L’inspecteur a déjà entendu ça !
— Ce n’est pas une réponse, Stéphanie…
Un silence. Vingt centimètres les séparent.
— Oui… je le connaissais.
La surface mauve d’iris est inondée de lumière. L’inspecteur surnage. Il doit insister. Ou sombrer. Tout son cynisme de pacotille ne lui est d’aucune utilité.
— Il… il existe des rumeurs.
— Ne soyez pas gêné, inspecteur. Je suis au courant, bien entendu. Les rumeurs… Jérôme Morval était un homme à femmes, c’est bien comme cela que l’on dit ? Non, je ne vais pas prétendre qu’il n’a pas essayé de m’approcher… Mais…
La surface de ses yeux nymphéas se trouble. Une légère brise.
— Je suis mariée, inspecteur Sérénac. Je suis l’institutrice de ce village. Morval en est le médecin, en quelque sorte. Il serait ridicule de vous orienter vers de telles pistes folles… Il ne s’est jamais rien passé entre Jérôme Morval et moi. Dans les villages comme le nôtre, il y a toujours des personnes pour vous épier, pour colporter des mensonges, inventer des secrets…
— Au temps pour moi. Excusez-moi si j’ai été impertinent…
Elle lui sourit, là, juste devant sa bouche, et soudain elle disparaît à nouveau vers la bibliothèque.
— Tenez, inspecteur. Puisque vous avez le cœur artiste…
Laurenç constate, stupéfait, que Stéphanie lui tend un nouveau livre.
— Pour votre culture personnelle. Aurélien, le plus beau roman de Louis Aragon. Les scènes les plus importantes se déroulent à Giverny. Du chapitre 60 au chapitre 64. Je suis certaine que vous allez adorer.
— Mer… merci…
L’inspecteur ne trouve rien d’autre à dire et peste intérieurement contre son mutisme. Stéphanie l’a pris au dépourvu. Que vient faire Aragon dans toute cette histoire ? Il sent que quelque chose lui échappe, comme un dérapage, une perte de contrôle. Il saisit le livre avec une assurance forcée, le colle contre sa cuisse, le bras ballant, puis tend la main à Stéphanie. L’institutrice la serre.
Un peu trop fort.
Un peu trop longtemps.
Une seconde ou deux. Juste le temps que coure son imagination. Cette main dans la sienne semble s’y accrocher, semble crier : « Ne me lâchez pas. Ne m’abandonnez pas. Vous êtes mon seul espoir, Laurenç. Ne me laissez pas tomber tout au fond. »
Stéphanie lui sourit. Ses yeux scintillent.
Il a dû rêver, bien entendu. Il devient fou. Il s’emmêle les pinceaux dès sa première enquête normande.
Cette femme ne dissimule rien…
Elle est belle, tout simplement. Elle appartient à un autre.
Normal !
Il bafouille, en reculant :
— Stéphanie, vous… penserez à me préparer la liste des enfants. J’enverrai demain un agent la chercher…