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C’est mon secret !

Ça y est, elle est presque arrivée. Elle passe le pont, le lavoir, ce vieux moulin biscornu avec cette tour qui lui fait peur.

Je te jure Paul, demain, je te dis qui c’est, mon rendez-vous secret, tous les jours depuis une semaine. Je te le dis demain.

Ou après-demain.

Fanette continue, s’avance dans le chemin en direction de la prairie.

James est là.

Il se tient debout un peu plus loin, dans le champ de blé dont les épis lui arrivent au-dessus des genoux, juste au milieu de quatre chevalets de peinture. Fanette s’avance à pas de velours.

— C’est moi !

Un grand sourire déforme la barbe blanche de James. Il serre Fanette dans ses bras. Un court instant.

— Allez vite, la chipie. Au travail ! Il ne reste pas beaucoup d’heures de lumière. Elle se termine beaucoup trop tard, ton école.

Fanette s’installe à l’un des chevalets, celui que James lui prête, le plus petit, bien adapté à sa taille. Elle se penche vers la grande boîte de peinture en bois verni et se sert en tubes et en pinceaux.

Fanette ne sait pas grand-chose du vieux peintre qu’elle a rencontré il y a une semaine, sauf qu’il est américain, qu’il s’appelle James, qu’il peint ici presque tous les jours ; il lui a dit qu’elle était la fille la plus douée en peinture qu’il ait jamais vue, et il en a connu plein, dans le monde entier, il a été professeur de peinture aux États-Unis, aussi, qu’il raconte. Il n’arrête pas de lui dire qu’elle parle tout le temps, et que même si elle est très douée, elle doit se concentrer davantage.

Comme Monet. Elle doit savoir observer et imaginer. C’est sa rengaine, ça, à James. Observer et imaginer. Et peindre vite aussi, c’est pour cela qu’il transporte quatre chevalets, pour pouvoir peindre aussitôt que la lumière se pose sur un coin de paysage, aussitôt que les ombres bougent, que les couleurs changent. Il lui a dit que Monet se promenait avec six chevalets dans les champs. Il payait des enfants de son âge pour tout porter, tôt le matin et tard le soir.

Ça, c’est n’importe quoi ! C’est une combine de James pour qu’elle aussi, elle porte ses affaires. Elle l’a bien deviné, mais elle fait semblant de le croire. James, il est gentil, mais il a un peu trop tendance à se prendre pour le vieux Monet.

Et à me prendre pour une idiote !

— Rêvasse pas, Fanette. Peins !

La fillette essaie de reproduire le lavoir normand, le pont sur le ruisseau, le moulin à côté. Elle peint déjà depuis de longues minutes…

— Tu sais qui c’est, toi, Theodore Robinson ? La maîtresse nous en a parlé…

— Pourquoi ?

— Elle a inscrit la classe à un concours. Un concours mondial, monsieur James. Oui oui, MONDIAL… Le prix Robinson ! Si je gagne, je pars au Japon, ou en Russie, ou en Australie… Je vais voir… J’ai pas encore décidé…

— Rien que ça ?

— Et je te parle même pas des dollars…

James pose doucement sa palette sur sa boîte de peinture. Sa barbe, à un moment ou un autre, elle va tremper dans la peinture. Comme tous les jours.

Verte, aujourd’hui.

Je suis un peu vache, je lui dis jamais, quand il a les poils de la barbe pleins de peinture. Ça me fait trop rire.

James s’approche.

— Tu sais, Fanette, si tu travailles vraiment. Si tu y crois. Tu as une vraie chance de le gagner, ce concours…

Là, il me fait un peu peur.

James doit s’apercevoir que Fanette louche sur sa barbe. Il passe son doigt, il étale un peu plus la peinture verte.

— Me fais pas marcher…

— Je ne te fais pas marcher, Fanette. Je te l’ai déjà dit. Tu as un don. Tu n’y peux rien, c’est comme cela, tu es née avec. Et tu le sais bien, d’ailleurs… Tu es douée pour la peinture. Plus que cela, même. Un petit génie dans ton genre. Mais tout cela ne sert à rien si…

— Si je ne travaille pas, c’est ça ?

— Oui, il faut travailler. C’est indispensable, bien entendu. Sinon, le talent… Pschitt… Mais ce n’est pas cela que je voulais te dire…

James se déplace lentement. Il cherche à enjamber les épis de blé pour ne pas les écraser. Il change de place un chevalet, comme si brusquement, le soleil là-haut avait piqué un sprint.

— Ce que je voulais te dire, Fanette. C’est que le génie ne sert à rien si l’on n’est pas capable de… comment t’expliquer ça ? Capable d’égoïsme…

— Quoi ?

James, parfois, il raconte n’importe quoi.

— D’égoïsme ! Ma petite Fanette, le génie emmerde tous ceux qui n’en ont pas, c’est-à-dire presque tout le monde. Le génie t’éloigne de ceux que tu aimes, et rend jaloux les autres. Tu comprends ?

Il se frotte la barbe. Il s’en fout partout. Il ne s’en rend même pas compte. Il est vieux, James. Vieux vieux vieux.

— Non, je comprends rien !

— Je vais t’expliquer autrement. Tiens, si je prends mon exemple, c’était mon rêve absolu, venir peindre à Giverny, découvrir en vrai les paysages de Monet. Tu ne peux pas imaginer, dans mon village du Connecticut, les heures que j’ai passées devant les reproductions de ses toiles, combien de fois j’en ai rêvé. Les peupliers, l’Epte, les nymphéas, l’île aux Orties… Tu crois que cela valait le coup, de laisser là-bas ma femme, mes enfants, mes petits-enfants, à soixante-cinq ans ? Qu’est-ce qui était le plus important ? Mon rêve de peinture ou passer Halloween et Thanksgiving avec ma famille…

— Ben…

— Tu hésites, hein. Eh bien, moi, je n’ai pas hésité ! Et crois-moi, Fanette, je ne regrette rien. Pourtant, je vis ici comme un clochard, ou presque. Et je n’ai pas le quart de ton talent… Tu vois ce que je veux dire, alors, quand je dis « égoïste » ? Qu’est-ce que tu crois, les premiers peintres américains qui ont débarqué à l’hôtel Baudy, du temps de Monet, tu penses qu’ils n’ont pas pris des risques, eux aussi ? Qu’ils n’ont pas dû tout quitter ?

J’aime pas quand James se met à parler comme ça. Ça me fait comme s’il pensait exactement l’inverse de ce qu’il dit. Comme si, en vrai, il regrettait, il s’ennuyait à mort, comme s’il pensait tout le temps à sa famille en Amérique.

Fanette attrape un pinceau.

— Bien, monsieur James, je m’y remets, moi. Désolée de la jouer égoïste, mais j’ai un concours Robinson à gagner.

James éclate de rire.

— Tu as raison, Fanette. Je ne suis qu’un vieux fou grognon.

— Et gaga. Tu ne m’as même pas dit qui était Robinson !

James s’avance, observe le travail de Fanette. Plisse les yeux.

— Theodore Robinson est un peintre américain. L’impressionniste le plus connu, chez moi, aux États-Unis. Il est le seul artiste américain à être devenu l’ami intime de Monet. Claude Monet fuyait les autres comme la peste. Robinson est resté huit ans à Giverny… Il a même peint le mariage de la belle-fille préférée de Claude Monet, Suzanne, avec le jeune peintre américain Theodore Butler. Et… c’est très étrange, Fanette, un autre de ses tableaux les plus célèbres représente très exactement la scène que tu es en train de peindre…