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Fanette manque de lâcher son pinceau.

— Quoi !

— La même scène. Comme je te le dis ! Il s’agit d’un vieux tableau de 1891, un tableau célèbre qui représente le ru de l’Epte, le pont au-dessus, le moulin des Chennevières. En arrière-plan, on voit une femme en robe, les cheveux noués dans un foulard… et au milieu du ruisseau est peint un homme qui fait boire son cheval. C’est le titre du tableau, d’ailleurs. Père Trognon and his daughter at the bridge. Il s’appelait comme cela, le cavalier, c’était un habitant de Giverny… le père Trognon.

Ce coup-là, Fanette se retient pour ne pas rire.

Des fois, James, il me prend vraiment pour une gourde.

Le père Trognon. N’importe quoi !

James observe toujours la toile de la fillette. La barbe du vieux peintre lui descend presque sous les yeux. Son gros doigt passe à quelques millimètres de la peinture encore humide.

— C’est bien, Fanette. J’aime beaucoup les ombres autour de ton moulin. C’est très bien. C’est un signe du destin, Fanette. Tu peins la même scène que Theodore Robinson, beaucoup mieux que lui, je dois dire. Fais-moi confiance, tu vas le gagner, ce concours ! Une vie, tu sais, Fanette, c’est juste deux ou trois occasions à ne pas laisser passer. Ça se joue à ça, ma jolie, une vie ! Rien de plus.

James repart déplacer ses chevalets. À croire qu’il passe plus de temps à bouger ses toiles qu’à peindre dessus. À croire que le soleil est plus rapide que lui.

Il n’a pas de mal.

Il s’est écoulé presque une heure lorsque Neptune vient les rejoindre. Le berger allemand renifle avec méfiance la boîte de peinture, puis se couche aux pieds de Fanette.

— Il est à toi, ce chien ? demande James.

— Non, pas vraiment… Je crois qu’il est un peu à tout le monde dans le village, mais je l’ai adopté. C’est moi qu’il préfère !

James sourit. Il s’est assis sur un tabouret devant un des chevalets, mais à chaque fois que Fanette l’observe, c’est pour le voir piquer du nez devant sa toile. Sa barbe ne va pas tarder à finir arc-en-ciel. Elle attend le bon moment pour rire…

Non. Non, je dois me concentrer.

Fanette continue son étude du moulin de Chennevières. Elle tord les formes de la petite tour en colombage, renforce les contrastes, l’ocre, la tuile, la pierre. Le moulin, James l’appelle « le moulin de la sorcière ». À cause de la vieille qui y habite.

Une sorcière…

Des fois, James me prend vraiment pour une gamine.

Sauf que Fanette a un peu peur quand même. James lui a expliqué pourquoi il n’aime pas trop cette maison. Il dit qu’à cause de ce moulin les « Nymphéas » de Monet ont failli ne jamais exister. Le moulin et le jardin de Monet sont construits sur le même ruisseau. Monet voulait faire un barrage, poser des vannes, détourner l’eau pour créer son étang ! Personne n’était d’accord, dans le village, à cause des maladies, des marécages, tout ça. Surtout pas les voisins. Surtout pas les habitants du moulin. Ça a fait des tas d’histoires, Monet s’est fâché après tout le monde, a donné plein d’argent aussi, a écrit au préfet, à un type qu’elle ne connaît pas aussi, un copain à Monet, Clémenceau, qu’il s’appelle. Et il a fini par l’avoir, Monet, son étang aux nénuphars.

Ça aurait été dommage !

Mais c’est quand même idiot de la part de James de ne pas aimer ce moulin pour ça. Cette bagarre de barrage entre Monet et ses voisins, c’était il y a super longtemps.

Il est idiot des fois, James.

Elle frissonne.

Sauf si le moulin est réellement habité par une sorcière !

Fanette travaille encore de longues minutes. La lumière tombe. Ça rend plus sinistre encore le moulin. Elle adore. James, lui, dort depuis longtemps.

Soudain, Neptune se lève en sursaut. Le chien grogne méchamment. Fanette se retourne en un bond vers le petit bosquet de peupliers, juste derrière elle, et surprend la silhouette d’un garçon de son âge.

Vincent ! Le regard vide.

— Qu’est-ce que tu fiches là ?

James se réveille, lui aussi en sursaut. Fanette continue de crier :

— Vincent ! Je déteste quand t’arrives comme un espion dans mon dos. T’es là depuis combien de temps ?

Vincent ne dit rien. Il scrute le tableau de Fanette, le moulin, le pont. Il semble hypnotisé.

— J’ai déjà un chien, Vincent. J’ai déjà Neptune. Ça me suffit. Et arrête de me regarder comme ça, tu me fais peur…

James tousse dans sa barbe.

— Heu… hum. Bon, les enfants, ça tombe bien que vous soyez deux. Vu la luminosité, je crois qu’il est temps de replier le matériel. Vous allez m’aider ! Monet disait que la sagesse, c’est de se lever et se coucher avec le soleil.

Fanette n’a pas quitté Vincent des yeux.

Il me fait peur, Vincent, quand il surgit comme ça de nulle part. Dans mon dos. Comme s’il m’espionnait. Des fois, j’ai l’impression qu’il est fou.

- 16 -

La tasse de l’inspecteur Laurenç Sérénac s’est figée dans sa main. Son adjoint adopte l’attitude d’un élève qui a rédigé un devoir supplémentaire chez lui et que l’envie et la peur de le montrer à son professeur paralysent. La main droite de Bénavides se perd dans un épais dossier. Elle finit par en sortir une feuille A4.

— Tenez, patron, histoire d’y voir plus clair, j’ai commencé à faire ça…

Sérénac prend un nouveau biscuit au chocolat, pose sa tasse de café et se penche, étonné. Sylvio continue :

— C’est juste une façon d’organiser mes idées. C’est un peu une manie, chez moi, ce genre de trucs, rédiger des notes, faire des synthèses, dessiner des croquis. Là, vous voyez, j’ai divisé la feuille en trois colonnes. Ce sont les trois pistes possibles, selon moi : la première, c’est le crime passionnel, qui serait donc lié à l’une des maîtresses de Morval. On peut bien entendu soupçonner sa femme, ou bien un mari jaloux, ou bien encore une maîtresse éconduite… On ne manque pas de pistes de ce côté-là.

Sérénac lui adresse un clin d’œil.

— Merci au corbeau… Vas-y, continue, Sylvio…

— La deuxième colonne, c’est celle de la peinture, sa collection de tableaux, les toiles qu’il recherchait, les Monet, les « Nymphéas ». Pourquoi pas une histoire de recel ? Une vente au noir ? En tout cas, une question d’art et de fric…

Sérénac croque un autre brownie puis vide sa tasse de café. Par réflexe, Bénavides recueille les miettes sur la table en un petit tas. Il lève les yeux et observe aux murs du bureau la dizaine de tableaux que son patron a tenu à y accrocher dès son arrivée. Toulouse-Lautrec. Pissarro. Gauguin. Renoir…

— Coup de chance si je peux dire, ajoute Sylvio. La peinture, c’est plutôt votre domaine, inspecteur.

— Pure coïncidence, Sylvio… Si je m’étais douté, lors de ma mutation à Vernon, que mon premier cadavre tremperait dans le ruisseau de Giverny… Je m’intéressais déjà pas mal à l’art avant l’école de police, c’est pour cela j’ai passé la plupart de mes stages à la police de l’art, à Paris.

Bénavides semble découvrir qu’il existe un tel service.

— T’es pas très branché art, Sylvio ?

— Culinaire, seulement…

Laurenç rit.

— Bien vu ! Et j’en témoigne la bouche pleine… J’ai mis mes anciens collègues de la police de l’art sur le coup. Pour voir… Vols… recels… collections louches… marchés parallèles… C’est un business dont on n’a pas idée… J’ai eu pas mal l’occasion de baigner dedans, à l’époque. Tu n’imagines pas, il y a des millions et des millions en jeu. J’attends de leurs nouvelles. Bon, et ta troisième colonne ?