Sylvio Bénavides penche ses yeux sur sa feuille.
— Pour moi, la troisième piste, et ne vous foutez pas de moi, patron, ce seraient les enfants. Onze ans de préférence. On ne manque pas d’indices non plus : cette carte postale d’anniversaire et cette citation d’Aragon. Morval pourrait aussi avoir connu une maîtresse il y a une douzaine d’années, à qui il aurait laissé un gosse sans en parler à sa femme… D’ailleurs, autre détail troublant, d’après les expertises, le papier de la carte postale d’anniversaire retrouvée dans la poche de Morval est assez ancien. Il date d’au moins une quinzaine d’années, peut-être plus. Le texte dactylographié, BON ANNIVERSAIRE. ONZE ANS, serait de la même époque, mais l’ajout, le texte d’Aragon, serait lui plus récent… Bizarre, non ?
L’inspecteur Sérénac siffle d’admiration.
— Je maintiens ce que j’ai dit, Sylvio. Tu es l’adjoint idéal.
Il se lève brusquement en riant.
— Juste un poil tatasse, tatillon, quoi, mais on va dire qu’avec moi, ça fait une moyenne.
Il se dirige vers la porte.
— Allez, Sylvio, on se bouge. Tu me suis au labo ?
Bénavides lui emboîte le pas sans discuter. Ils marchent dans les couloirs, descendent un escalier mal éclairé. Sérénac, tout en continuant d’avancer, se retourne vers son adjoint.
— Dans les choses à faire, en priorité, tu vas m’écrire sur ta feuille « chercher des témoins ». C’est tout de même pas croyable que dans un village où tout le monde peint du soir au matin personne n’ait vu quoi que ce soit le jour de l’assassinat de Morval et que les seuls témoins spontanés que l’on ait soient un paparazzi anonyme, qui nous envoie des photos cochonnes, et un chien en recherche de caresses. Tu t’es renseigné sur la maison d’à côté du lavoir ? Ce moulin biscornu ?
Sérénac sort de sa poche une clé pour ouvrir une porte coupe-feu rouge sur laquelle est précisée la triple mention « labo-archives-documentation ».
— Pas encore, répond Bénavides. Il faut que j’y passe aussitôt que j’ai une seconde.
L’inspecteur ouvre la porte rouge.
— En attendant, j’ai pensé à une autre mission pour occuper tout mon commissariat. Je vais même mobiliser une équipe de plusieurs hommes pour cela… La surprise du chef !
Il s’avance dans la pièce sombre. Un carton est posé sur la première table. Sérénac l’ouvre et en sort l’empreinte en plâtre d’une semelle.
— Du 43, énonce-t-il fièrement. La semelle d’une botte. Il ne peut pas y en avoir deux semblables au monde ! Selon Maury, sa sculpture est plus précise qu’une empreinte digitale, moulée bien fraîche dans la boue des berges du ru de l’Epte quelques minutes après le meurtre de Morval. Je ne te fais pas un dessin, le propriétaire de cette botte est au minimum un témoin direct du crime… et prendra même une belle option pour le titre d’assassin !
Sylvio écarquille les yeux.
— Et on fait quoi avec ça ?
Sérénac rit.
— Je lance officiellement l’opération « Cendrillon » !
— Je vous assure, patron, je fais des efforts, mais parfois j’ai du mal, avec votre humour…
— Ça viendra, Sylvio. On s’y habitue, t’en fais pas.
— Je ne m’en fais pas. Je m’en fiche même un peu, pour tout vous dire. Alors c’est quoi, votre opération « Cendrillon » ?
— Je vous propose une version rurale, tendance gadoue et marécage… La mission sera de récupérer toutes les bottes que les trois cents habitants de Giverny conservent chez eux.
— Rien que ça !
Sylvio se passe la main dans les cheveux.
— Allez, ça devrait monter à combien ? continue Sérénac. Cent cinquante bottes ? Deux cents au maximum…
— Putain. Inspecteur… c’est surréaliste, comme idée.
— Exactement ! Je crois même que c’est pour ça qu’elle me plaît bien.
— Mais enfin, patron, je ne comprends pas. Le tueur va les avoir jetées, ses bottes. En tout cas, à moins d’être le dernier des abrutis, il ne les confiera pas à un flic qui vient les lui réclamer…
— Justement, mon grand… Justement… On va procéder par élimination. Disons que les Givernois qui prétendront ne pas avoir de bottes chez eux, ou bien qui diront qu’ils les ont perdues, ou encore qui nous présenteront des bottes très neuves achetées comme par hasard hier, on les remontera bien haut sur la liste de nos suspects…
Bénavides regarde la semelle en plâtre. Un grand sourire élargit son visage.
— Si je peux me permettre, patron, vous avez quand même de sacrées idées à la con… Mais le pire, c’est que ça pourrait nous faire avancer ! En plus, l’enterrement de Morval devrait avoir lieu dans deux jours. Imaginez qu’il flotte à torrents… Tous les Givernois vont vous maudire !
— Parce que vous assistez aux enterrements en bottes, en Normandie ?
— Bah, s’il flotte, oui…
Bénavides éclate de rire.
— Sylvio, je vais te dire, moi aussi, je crois que j’ai du mal avec votre humour.
Son adjoint ne relève pas. Il tord sa feuille entre les mains.
— Cent cinquante bottes, marmonne-t-il. Je vais noter ça dans quelle colonne ?
Ils demeurent silencieux un court instant. Sérénac observe la pièce sombre, les épaisses étagères d’archives qui recouvrent trois murs sur quatre, le coin dans lequel est installé un minable laboratoire de fortune, le quatrième mur pour la documentation. Bénavides attrape une boîte à archives vide, rouge, et écrit « Morval » sur la tranche, tout en se disant qu’il classera les premières pièces du dossier un peu plus tard.
Il se retourne soudain vers son supérieur.
— Au fait, inspecteur, vous avez récupéré à l’école la liste des enfants de onze ans ? Ça me ferait un élément de plus pour ma troisième colonne… C’est la plus mince, et pourtant…
Sérénac le coupe :
— Pas encore. Stéphanie Dupain doit me la préparer… Que je sache, vu la nature des photographies qu’on a reçues, au hit-parade des maîtresses de Morval, elle n’est plus notre première suspecte…
— Sauf que je me suis renseigné sur le mari, tique Bénavides. Jacques Dupain. Celui-là, par contre, n’est pas loin d’avoir le profil idéal.
Sérénac fronce les sourcils.
— Dis-m’en plus là. C’est quoi, le profil idéal ?
Bénavides consulte ses notes.
— Ah… ça peut être utile parfois d’avoir un adjoint… tatasse…
La remarque semble beaucoup amuser Sérénac.
— Jacques Dupain, donc. La petite quarantaine. Agent immobilier à Vernon, plutôt médiocre d’ailleurs. Chasseur à ses heures avec plusieurs autres Givernois, et surtout jaloux maladif pour tout ce qui concerne sa femme. Qu’est-ce que vous en dites ?
— Que tu me le surveilles ! Et de près !
— C’est sérieux ?
— Ouais… Ce serait comme, disons, une sorte d’intuition. Non, plus que ça même, une sorte de pressentiment.
— Quel genre ?
Sérénac passe son doigt sur les cartons d’une étagère. E, F, G, H…
— Tu ne vas pas aimer, Sylvio…
— Raison de plus. Quel genre d’intuition, alors ?
Le doigt continue de courir. I, J, K, L…
— L’intuition qu’un autre drame pourrait bien couver…
— Faut m’en dire plus, là, patron. En règle générale, je suis pas fan des intuitions de flics, je suis plutôt adepte de la collectionnite jusqu’à l’excès de pièces à conviction. Mais là, vous m’intriguez.