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M, N, O, P. Sérénac lâche tout d’un coup :

— Stéphanie Dupain… C’est elle qui est en danger.

Sylvio Bénavides fronce les sourcils. C’est comme si la pièce était devenue plus sombre encore.

— Qu’est-ce qui vous fait penser ça ?

— Je t’ai dit, l’intuition…

Q, R, S, T. Laurenç Sérénac piétine nerveusement dans la pièce, il sort les trois photographies adultérines de sa poche et jette celle de Stéphanie Dupain sur la table, juste à côté de la semelle en plâtre. Il continue, sous le masque inquisiteur de Bénavides :

— Je ne sais pas, moi. Un regard un peu trop appuyé. Une main trop serrée. J’ai ressenti un appel au secours. Voilà, c’est dit !

Bénavides s’avance. Il est plus petit que Sérénac.

— Une main trop serrée… Un appel au secours… Sauf votre respect, patron, et puisque vous aimez qu’on vous parle franchement, je pense que vous êtes en train de tout confondre et que vous déconnez complètement.

Sylvio saisit la photo sur la table, observe longuement la silhouette gracieuse de Stéphanie Dupain main dans la main avec Morval.

— À la limite, patron, je peux vous comprendre. Mais ne me demandez pas d’être d’accord.

- CINQUIÈME JOUR -

17 mai 2010

(Cimetière de Giverny)

Enterrement

- 17 -

Il pleut, comme toujours lors des enterrements à Giverny.

Une pluie fine et froide.

Je suis seule devant la tombe. La terre fraîchement retournée tout autour donne au décor des allures de chantier abandonné. L’eau glisse en minuscules coulées de boue, souillant la plaque de marbre. « À mon mari. 1926-2010 ».

Près du mur de béton gris, je suis un peu protégée. Tout en haut. Le cimetière de Giverny est construit à flanc de coteau derrière l’église, en terrasses. Il a été étendu progressivement, étage par étage. Les morts grignotent la colline, petit à petit. Les célébrités, les riches, les glorieux, on les enterre encore en bas, près de l’église, près du village, près de Monet.

Aux bonnes places !

Pas de mélange, on les laisse ensemble, entre eux, les mécènes, les collectionneurs, les peintres plus ou moins célèbres qui payent une fortune pour reposer là, pour l’éternité !

Les cons !

Comme s’ils s’organisaient un petit vernissage entre spectres les soirs de pleine lune… Je me retourne. Tout en bas, à l’autre bout du cimetière, ils finissent d’enterrer Jérôme Morval. Une jolie tombe bien à sa place, au milieu des Van der Kemp, des Hoschedé-Monet et des Baudy. Tout le village est là, ou presque. Disons une bonne centaine de personnes, en noir, tête nue ou sous les parapluies.

Cent personnes, plus moi, toute seule ! À l’autre bout. Tout le monde se fout d’un vieux ou d’une vieille qui meurt. À tout prendre, pour être pleuré, mieux vaut crever jeune, en pleine gloire. Même si vous êtes le pire des salauds, pour être regretté, mieux vaut y passer le premier ! Pour mon mari, le curé a plié ça en moins d’une demi-heure. Un jeune, qui vient de Gasny. Je ne l’avais jamais vu avant. Morval, lui, a eu droit à l’évêque d’Évreux ! Une relation du côté de sa femme, paraît-il… Près de deux heures que ça dure.

Je vous vois venir, cela vous paraît peut-être étrange, deux enterrements dans le même cimetière, seulement séparés de quelques dizaines de mètres, sous la même pluie battante. La coïncidence vous apparaît peut-être dérangeante ? Exagérée ? Soyez alors certains d’une chose, d’une seule : il n’existe aucune coïncidence dans toute cette série d’événements. Rien n’est laissé au hasard dans cette affaire, bien au contraire. Chaque élément est à sa place, exactement au juste moment. Chaque pièce de cet engrenage criminel a été savamment disposée et croyez-moi, je peux vous le jurer sur la tombe de mon mari, rien ne pourra l’arrêter.

Je relève la tête. Je vous le confirme : vu d’en haut, le tableau vaut le coup d’œil.

Patricia Morval est agenouillée devant la tombe de son mari. Inconsolable. Stéphanie Dupain se tient un peu derrière elle, le visage grave, les yeux délavés elle aussi. Son mari la soutient, il a passé son bras derrière sa hanche, le visage fermé, ses gros sourcils, sa moustache, trempés. Autour d’eux, une foule d’anonymes, de proches, d’amis, de femmes. L’inspecteur Sérénac est venu aussi, il reste un peu en retrait, près de l’église, pas loin de la tombe de Monet. L’évêque termine son hommage.

Trois paniers en osier sont posés dans l’herbe. Tout le monde est censé prendre une fleur, la lancer sur le cercueil dans le trou : roses trémières, iris, œillets, lilas, tulipes, bleuets… J’en passe… Il n’y a que Patricia Morval pour avoir une idée aussi morbide. Impression soleil mourant…

Même Monet n’aurait pas osé…

Ils ont poussé la délicatesse jusqu’à sculpter un nénuphar gris sur une immense plaque de granit.

C’est d’un goût…

Au moins, c’est raté pour la lumière. La fameuse lumière de Giverny, une dernière fois avant le trou noir. On ne peut pas tout acheter. C’est peut-être un signe que Dieu existe, finalement.

La terre fraîche de la tombe, à mes pieds, commence à glisser en chenaux ocre le long du chemin creux entre les tombes… Bien entendu, en contrebas, pas un Givernois n’a de bottes ! C’est l’inspecteur Sérénac qui doit rigoler, dans son coin. On s’amuse comme on peut…

Je secoue l’écharpe noire qui couvre mes cheveux. Elle est trempée, elle aussi. Bonne à tordre ! Les enfants sont un peu plus loin. Certains se tiennent avec leurs parents, d’autres non. J’en reconnais quelques-uns. Fanette pleure. Vincent est derrière elle, il n’ose visiblement pas la consoler. Ils sont graves, comme l’est l’incongruité de la mort quand on a onze ans.

La pluie diminue un peu d’intensité.

À force d’observer cette scène, une histoire curieuse me revient, une de ces énigmes qu’on se posait jadis, lorsque j’étais enfant, lors des veillées. Un homme se rend à l’enterrement d’un membre de sa famille. Quelques jours plus tard, cet homme, sans raison apparente, tue un autre cousin. Tout l’intérêt de l’énigme consistait à trouver le mobile de cet assassinat, en posant des questions. Cela pouvait durer des heures… Non, l’homme ne connaissait pas ce cousin… Non, il ne cherchait pas à se venger ; non, il ne s’agit pas d’une histoire d’argent ; non, il ne s’agit pas non plus d’un secret de famille… Cela pouvait durer une nuit entière, à poser des questions dans le noir, sous les draps…

La pluie s’est arrêtée.

Les trois paniers de fleurs sont vides.

Les gouttes glissent doucement sur la plaque de marbre de la tombe de mon mari. En bas, la foule se disperse enfin. Jacques Dupain serre toujours la taille de sa femme. Ses longs cheveux coulent, inondant le galbe sombre de deux seins collés à sa robe noire. Ils passent devant Laurenç Sérénac. Pas une seconde l’inspecteur n’a quitté Stéphanie Dupain des yeux.

C’est ce regard dévorant, je crois, qui m’a fait repenser à cette énigme de mon enfance. J’avais trouvé la solution au petit matin, de guerre lasse… L’homme, lors de l’enterrement, était tombé amoureux fou d’une inconnue. La femme avait disparu avant qu’il ne l’aborde. Il ne lui restait plus alors qu’une solution pour espérer la revoir : tuer une autre personne de la famille présente lors de cet enterrement et espérer que la belle inconnue revienne à la prochaine inhumation… La plupart de ceux qui, pendant des heures, avaient cherché la solution de cette énigme avaient crié au scandale, à l’imposture, au grand n’importe quoi. Pas moi. La logique implacable de cette histoire, de ce crime, m’avait fascinée. C’est étrange, comment la mémoire vous revient. Jamais je n’y avais repensé, depuis des années… Avant l’enterrement de mon mari.