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Les dernières silhouettes s’éloignent.

Je peux bien l’avouer, maintenant, puisque je suis au courant.

C’est l’occasion, le décor idéal pour cela.

LA MORT VA FRAPPER À NOUVEAU À GIVERNY.

Parole de sorcière !

J’attends encore, je regarde la terre meuble autour de la tombe de mon mari. Je suis à peu près certaine que je ne reviendrai jamais ici. Vivante, du moins. Je n’ai plus rien à faire, il n’y a plus d’autre enterrement pour me tenir compagnie. Les minutes passent, les heures peut-être.

Je rentre enfin.

Neptune attend sagement devant le cimetière. Je marche dans la rue Claude-Monet, le jour s’éteint doucement. Les fleurs s’égouttent le long des murs, sous les réverbères. Un peintre doué pourrait sans doute tirer quelque chose de la pénombre de ce village qui sèche.

Les lumières commencent à s’allumer aux carreaux des chaumières. Je passe devant l’école. Dans la maison la plus proche, la lucarne ronde, à l’étage, sous les toits, est éclairée. C’est la fenêtre de la chambre de Stéphanie et Jacques Dupain. Que peuvent-ils bien faire, se dire, tout en égouttant leurs habits détrempés ?

Vous aussi, je m’en doute, vous voudriez pouvoir vous glisser sous la mansarde et les espionner. Mais cette fois-ci, je suis désolée, j’ai beau prendre très au sérieux mon rôle de souris noire, je ne sais pas encore grimper le long des gouttières.

Je ralentis simplement quelques secondes, et je continue.

- 18 -

Laurenç Sérénac marche avec précaution dans l’obscurité, en se fiant simplement au crissement de ses pas sur le gravier. Il n’a eu aucune difficulté à trouver la maison de son adjoint, il a suivi sagement les indications de Sylvio Bénavides : longer la vallée de l’Eure jusqu’à Cocherel, puis remonter sur la gauche après le pont en direction de l’église, le seul monument éclairé dans le hameau après 10 heures du soir. Sérénac a garé sa moto, une Tiger Triumph T100, entre deux pots de fleurs monumentaux, après avoir vérifié à la lueur des phares le nom de son adjoint sur la boîte aux lettres. C’est ensuite que l’affaire s’est compliquée : pas de sonnette, pas de lumière, juste une allée de gravier et l’ombre de la bâtisse, cinquante mètres devant. Alors, il avance au petit bonheur…

— Bordel !

Sérénac a hurlé dans la nuit. Son genou vient de heurter un mur de brique. Moins d’un mètre de hauteur, juste devant lui. Sa main découvre à tâtons des pierres froides, une grille de fer, de la poussière sombre. Au moment où il comprend qu’il s’est cogné à un barbecue, une lumière scintille au loin, puis, l’instant d’après, une immense véranda s’éclaire. Au moins, son cri aura ameuté le voisinage. La silhouette de Sylvio Bénavides apparaît devant la porte de verre dans la timide pénombre qui enveloppe le jardin.

— C’est tout droit, patron, suivez le gravier, faites juste attention aux barbecues.

— OK, OK, grommelle Sérénac, tout en pensant que le conseil vient un peu tard.

Il marche sur le gravier sombre en faisant à nouveau confiance à ses oreilles, ses pieds, et aux indications de son adjoint. Moins de trois mètres plus loin, sa jambe heurte de plein fouet un autre mur. L’inspecteur, plié en deux, plonge en avant alors que ses coudes heurtent avec violence une sorte de cube de fer. Sérénac hurle une nouvelle fois de douleur.

— Ça va, patron ? s’inquiète la voix confuse de Sylvio. Je vous avais bien dit de faire attention aux barbecues…

— Putain, grogne Sérénac en se redressant. Comment je pouvais savoir que c’était au pluriel ? T’en as combien, comme ça, des barbecues ? T’en fais collection ou quoi ?

— Dix-sept ! répond fièrement Sylvio. Vous avez deviné, je les collectionne. Avec mon père.

L’obscurité dissimule aux yeux de Sylvio la réaction stupéfaite de son patron. Lorsqu’il parvient à la véranda, il peste encore :

— Tu te fous de ma gueule, Sylvio ?

— Pourquoi ?

— Tu veux vraiment me faire croire que tu collectionnes les barbecues ?

— Je ne vois pas où est le problème. Vous verriez, de jour. On doit même être quelques milliers de fugicarnophiles dans le monde…

Laurenç Sérénac se baisse et masse son genou.

— Fugi-machin-truc, ça signifie « collectionneur de barbecues », je suppose ?

— Ouais ! Enfin, je ne suis pas certain que ce soit dans le dictionnaire. À mon niveau, je ne suis qu’un amateur, mais pour vous dire, il y a un type en Argentine qui possède près de trois cents barbecues, en provenance de cent quarante-trois pays dans le monde, dont le plus vieux remonte à 1200 avant Jésus-Christ.

Sérénac frotte maintenant ses coudes douloureux.

— Tu me fais marcher ou t’es sérieux ?

— Vous commencez à me connaître, patron, vous croyez que je suis du genre à inventer un truc comme ça ? Vous savez, les hommes, partout dans le monde, depuis l’âge du feu, mangent de la viande cuite. Vous pouvez pas imaginer, c’est passionnant de s’intéresser à ça. Y a pas de pratique plus universelle et ancestrale que celle du barbecue…

— Et du coup, t’en as dix-sept dans ton jardin… Normal… T’as raison, au fond, c’est beaucoup plus classe comme déco que des nains de jardin…

— Classe, original, culturel, décoratif… et en plus, le fin du fin, c’est commode pour inviter les voisins…

Sérénac passe sa main dans ses cheveux et les ébouriffe.

— J’ai été muté dans un pays de fous…

Sylvio sourit.

— Même pas… Une autre fois, je vous parlerai des traditions occitanes et de la différence entre les barbecues cathares et cévenols…

Il monte les trois marches devant la véranda.

— Allez, entrez, patron… Vous avez trouvé facilement ?

— À l’exception des vingt derniers mètres, oui ! Dis donc, si j’excepte tes barbecues, c’est plutôt chic dans le coin. Les moulins, les chaumières…

— Oui, j’aime bien, surtout la vue qu’on a d’ici, devant la véranda.

L’inspecteur Sérénac monte à son tour les trois marches.

— Enfin, là, explique Sylvio, la nuit est tombée, on ne voit pas grand-chose. Mais de jour, c’est superbe. En plus, patron, Cocherel, c’est un coin assez bizarre.

— Plus bizarre qu’un club de fugicophiles ? Il faut me raconter ça !

— Fugicarnophiles. Mais ça n’a rien à voir. En fait, il y a eu des tas de morts ici. Une grande bataille pendant la guerre de Cent Ans s’est tenue sur les coteaux en face, des milliers de cadavres, et ça a recommencé ensuite, pendant la Seconde Guerre mondiale. Et le plus bizarre dans tout ça, savez-vous qui est enterré dans le cimetière de l’église, juste derrière ?

— Jeanne d’Arc ?

Bénavides sourit.

— Aristide Briand.

— Ah ouais ?

— À tous les coups, vous ne savez pas qui c’est ?

— Un chanteur…

— Non, celui-là, c’est Aristide Bruant. On confond toujours. Aristide Briand, c’est un homme politique. Un pacifiste. Le seul prix Nobel de la paix français.

— T’es adorable, Sylvio, de t’occuper ainsi de mon éducation normande…

Il observe les colombages de la chaumière éclairée.

— Pour revenir à ce que je te disais, pour un simple inspecteur de police et son misérable salaire, elle est plutôt grand standing, ta maison de fonction.