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Je consulte ma montre. 6 h 02. Encore quelques heures de répit.

J’avance.

Entre les peupliers et les immenses pétasites, la statue de Claude Monet me fixe avec un méchant regard de voisin courroucé, le menton mangé par sa barbe et le crâne caché par une coiffe qui ressemble vaguement à un chapeau de paille. Le socle d’ivoire indique que le buste a été inauguré en 2007. L’écriteau de bois planté à côté précise que le maître surveille « la prairie ». Sa prairie ! Les champs, du ru à l’Epte, de l’Epte à la Seine, les rangées de peupliers, les coteaux boisés ondulés comme des vagues molles. Les lieux magiques qu’il a peints. Inviolables… Vernis, exposés pour l’éternité !

C’est vrai, à 6 heures du matin, le site fait encore illusion. J’observe devant moi un horizon vierge fait de champs de blé, de maïs, de coquelicots. Mais je ne vais pas vous mentir. La prairie de Monet, en réalité, désormais, presque toute la journée, c’est un parking. Quatre parkings même, pour être précise, qui s’étalent autour d’une tige de bitume comme un nénuphar d’asphalte. Je peux bien me permettre de le dire, à mon âge. J’ai tellement vu le paysage se transformer, année après année. La campagne de Monet, aujourd’hui, c’est un décor d’hypermarché !

Neptune me suit quelques mètres puis part courir, droit devant, traverse le parking, pisse sur une barrière de bois, continue dans le champ, vers la confluence de l’Epte et de la Seine, ce bout de champ coincé entre deux rivières et curieusement baptisé l’île aux Orties.

Je soupire et je continue sur le chemin. À mon âge, je ne vais pas lui courir après. Je le regarde s’éloigner puis revenir, comme pour me narguer. J’hésite à l’appeler. Il est tôt. Il disparaît à nouveau dans le blé. Neptune passe son temps à cela, maintenant. Courir cent mètres devant moi ! Tous les habitants de Giverny connaissent ce chien, mais pas grand monde, je crois, ne sait qu’il est mien.

Je longe le parking et je me dirige vers le moulin des Chennevières. C’est là que j’habite. Je préfère rentrer avant la foule. Le moulin de Chennevières est de loin la plus belle bâtisse à proximité des jardins de Monet, la seule construite le long du ru, mais depuis qu’ils ont transformé la prairie en champs de tôles et de pneus, je m’y sens comme une espèce en voie de disparition mise en cage, que des curieux viennent observer, épier, photographier. Il n’y a que quatre ponts sur le ru pour passer du parking au village, dont l’un franchit le ruisseau juste devant chez moi. Je suis comme encerclée jusqu’à 18 heures. Ensuite, le village s’éteint à nouveau, la prairie est rendue aux saules et Claude Monet peut rouvrir ses yeux de bronze, sans tousser dans sa barbe aux parfums d’hydrocarbures.

Devant moi, le vent agite une forêt d’épis vert d’eau, perlée du rouge de coquelicots épars. Si quelqu’un contemplait la scène, d’en face, le long de l’Epte, sûr qu’elle lui évoquerait un tableau impressionniste. L’harmonie des couleurs orangées au soleil levant, avec juste une touche de deuil, à peine un petit point noir, dans le fond.

Une vieille vêtue de sombre. Moi !

La note subtile de mélancolie.

Je crie encore :

— Neptune !

Je reste là longtemps, à savourer le calme éphémère, je ne sais pas combien de temps, plusieurs minutes au moins, jusqu’à ce qu’arrive un joggeur. Il passe devant moi, MP3 vissé dans les oreilles. Tee-shirt. Baskets. Il a surgi dans la prairie comme un anachronisme. Il est le premier de la journée à venir gâcher le tableau, tous les autres suivront. Je lui adresse juste un petit signe de tête, il me le rend et s’éloigne dans un grésillement de cigale électronique qui s’échappe de ses écouteurs. Je le vois tourner vers le buste de Monet, la petite cascade, le barrage. Je le devine revenir le long du ru, en prenant garde lui aussi d’éviter la boue sur le bord du chemin.

Je me pose sur un banc. J’attends la suite. Inéluctable.

Il n’y a toujours aucun autocar sur le parking de la prairie lorsque la camionnette de police se gare en catastrophe au bord du chemin du Roy, entre le lavoir et mon moulin. À vingt pas du corps noyé de Jérôme Morval.

Je me lève.

J’hésite à rappeler une dernière fois Neptune. Je soupire. Après tout, il connaît le chemin. Le moulin des Chennevières est juste à côté. Je jette un dernier regard vers les flics qui descendent du véhicule et je m’éloigne. Je rentre chez moi. De la tour du moulin, au quatrième étage, derrière la fenêtre, on peut beaucoup mieux y observer tout ce qui se passe aux alentours.

Et beaucoup plus discrètement.

- 2 -

L’inspecteur Laurenç Sérénac a commencé par délimiter un périmètre de quelques mètres autour du cadavre, en fixant une large bande plastique orange aux branches des arbres au-dessus du ruisseau.

La scène du crime laisse présager une enquête compliquée. Sérénac se rassure en se disant qu’il a eu le bon réflexe quand le téléphone du commissariat de Vernon a sonné : venir avec trois autres collègues. Dans l’immédiat, la principale mission du premier, l’agent Louvel, est de garder à distance les badauds qui commencent à s’entasser le long du ru. C’en est même incroyable. Le véhicule de police a traversé un village désert et en quelques minutes on dirait que tous les habitants convergent en direction du lieu du meurtre. Car il s’agit bien d’un meurtre. Il n’y a pas besoin d’avoir suivi trois ans d’école de police à Toulouse pour en être certain. Sérénac observe à nouveau la plaie ouverte dans le cœur, le sommet du crâne ouvert et la tête plongée dans l’eau. L’agent Maury, à ce qu’il paraît le spécialiste scientifique le plus calé du commissariat de Vernon, est occupé à repérer avec précaution les traces de pas dans la terre, juste devant le cadavre, et à mouler des empreintes avec du plâtre à prise rapide. C’est Sérénac qui lui a donné l’ordre d’immortaliser le sol boueux avant même de s’avancer pour examiner le cadavre. Le type est mort, il ne va pas se sauver, pas même ressusciter. Pas question de piétiner la scène de crime avant d’avoir tout en photos et en sachets.

L’inspecteur Sylvio Bénavides surgit sur le pont. Il reprend son souffle. Quelques Givernois s’écartent pour le laisser passer. Sérénac lui a demandé de courir jusqu’au village de Giverny, juste au-dessus, avec à la main un cliché de la victime, afin de récupérer les premiers renseignements ; voire d’identifier l’homme assassiné. L’inspecteur Sérénac n’est pas en poste à Vernon depuis longtemps, mais il a vite compris que Sylvio Bénavides fait cela très bien, répondre à des ordres, avec zèle ; organiser les choses ; archiver avec minutie. L’adjoint idéal, en quelque sorte. Bénavides souffre peut-être d’un léger manque d’initiative… et encore, Sérénac a l’intuition qu’il s’agit plus d’un excès de timidité que d’un manque de compétence. Un type dévoué ! Enfin, dévoué… Dévoué à son métier de flic. Parce que, en réalité, Bénavides doit prendre son supérieur hiérarchique, l’inspecteur Laurenç Sérénac, tout fraîchement sorti de l’école de police de Toulouse, pour une sorte d’objet policier non identifié… Même si Sérénac a été bombardé patron du commissariat de Vernon depuis quatre mois, sans même le grade de commissaire, peut-on prendre au sérieux au nord de la Seine un flic qui n’a pas trente ans, qui parle aux truands comme aux collègues avec l’accent occitan et qui supervise déjà les scènes de crime avec un cynisme désabusé ?