— Alors, Béatrice, quelle certitude vous inspirent ces clichés coquins ?
— Je vous parle de votre institutrice. Comment s’appelle-t-elle déjà ?
— Stéphanie ; Stéphanie Dupain.
— Oui, Stéphanie. Cette jolie fille qui d’après Sylvio vous a retourné le cœur…
Sérénac fronce les sourcils.
— Eh bien, je mets ma main à couper qu’elle n’est jamais sortie avec ce type, Jérôme Morval.
Elle détaille une à une, longuement, les cinq photos sur la table de plastique.
— Faites-moi confiance, c’est la seule des cinq qui n’a eu aucun rapport physique avec lui.
— Qu’est-ce qui vous fait dire ça ? demande Sérénac, en s’essayant également au sourire énigmatique.
La réponse claque, simple comme bonjour :
— Il n’est pas son genre…
— Ah… Et c’est quoi, son genre ?
— Le vôtre !
C’est direct, une femme enceinte.
Sylvio revient avec dans les mains une Guinness et un grand verre à l’effigie de la marque de bière. Il les pose devant son collègue.
— Je peux rester avec vous pendant que vous travaillez ? demande Béatrice.
Sylvio lance des yeux craintifs pendant que Laurenç souffle la mousse sur sa bière.
— Après tout, qu’est-ce que ça change, puisqu’il vous raconte tout ensuite…
Bénavides évite tout commentaire. Son supérieur fait glisser sur la table un premier cliché.
— Bon, je commence, fait Sérénac.
Béatrice et Sylvio baissent la tête vers la photographie que leur montre Sérénac. Jérôme Morval est collé aux genoux d’une fille derrière un bureau encombré et l’embrasse à pleine bouche.
— Du point de vue de l’enquête, si je peux dire, c’était juste une mise en jambes. La photo a été prise au cabinet de Jérôme Morval. La fille s’appelle Fabienne Goncalves. Elle était une de ses secrétaires. Jeune et dévergondée. Genre culotte en dentelle sous sa blouse blanche…
Sylvio passe un bras timide sur l’épaule de Béatrice, qui semble beaucoup s’amuser.
— D’après une amie de la secrétaire, leur liaison remonte à cinq ans. Fabienne était célibataire alors. Elle ne l’est plus…
— C’est un peu court pour un crime passionnel, non ? commente Sylvio.
Il retourne la photographie.
— Et le code inscrit au dos ? 23-02…
— Aucune idée. Pas le moindre début de piste. Ça ne correspond à rien, ni à une date de naissance ni à un jour de rencontre. La seule chose, c’est qu’il est certain que les seconds nombres ne désignent pas des mois…
— Si je peux vous couper, patron, je suis parvenu au bout de la même impasse. J’ai identifié les filles, mais rien, strictement rien en ce qui concerne les codes, 03-01, 21-02, 15-03. C’est peut-être juste le mode d’archivage du détective privé qui a pris les clichés…
— Peut-être… Mais même si c’est ça, cela correspond bien à un ordre… et tant qu’on n’aura pas trouvé le détective privé en question, tant que Patricia Morval continuera de prétendre qu’elle ne nous a jamais envoyé ces photos, on va piétiner. Bien, on verra plus tard. À toi, maintenant.
Sylvio ne lâche pas Béatrice. Il est même parvenu à attraper le châle et à le tenir fermement entre sa main et l’épaule de sa femme. Il se contorsionne pour attraper le cliché. La photographie a été visiblement prise dans une boîte de nuit. Jérôme Morval pose la main sur le bout d’un sein qui dépasse de la robe à paillettes d’une fille blonde, bronzée et maquillée jusqu’aux ongles des orteils. Sérénac siffle entre ses dents. L’œil de Béatrice pétille alors que Sylvio tousse.
— Aline… Malétras, bredouille Sylvio. Trente-deux ans. Relations publiques dans le domaine artistique. Divorcée. Apparemment, c’est la liaison la plus longue qu’ait connue Morval. Une fille indépendante. Une habituée des galeries parisiennes.
— Relations publiques, c’est comme ça que cela s’appelle… ironise Laurenç. D’après la photo, une sacrée petite bombe perchée sur hauts talons, notre Aline… Tu l’as eue en direct ?
Béatrice se redresse comme une louve flairant le danger. Les doigts vigilants de Sylvio se crispent sur le châle.
— Non, précise l’inspecteur, d’après mes informations, elle est aux États-Unis depuis neuf mois. À Old Lyme, je ne sais pas si vous en avez entendu parler, il paraît que c’est le Giverny américain, le repaire des impressionnistes de la côte est, dans le Connecticut, à côté de Boston. J’ai tenté de la joindre par téléphone, sans succès pour l’instant. Mais vous me connaissez, patron, je vais insister.
— Mouais… J’espère que tu ne me racontes pas que la belle Aline est en exil uniquement parce que Béatrice est là.
Béatrice passe une main sur le genou de Sylvio.
Sexy et chiantes, les femmes enceintes. Mais câlines, aussi.
— Tenez-vous bien, insiste Sylvio. Savez-vous pour qui Aline Malétras travaille à Boston ?
— J’ai le droit à un indice ? C’est un travail habillé ou non ?
Sylvio ne se donne même pas la peine de commenter.
— Aline Malétras bosse pour la fondation Robinson !
— Tiens donc… Encore cette foutue fondation ! Sylvio, tu vas me retrouver cette fille, insiste-t-il en jetant un coup d’œil vers Béatrice, l’air embêté. Considère que c’est un ordre… Bon, à moi…
La photo suivante passe de main en main. Une femme, dont la courte blouse bleue tombe à la hauteur de sa jupe, est agenouillée devant l’ophtalmologue, pantalon tombé sur les chevilles. Sylvio se tourne vers Béatrice, comme s’il hésitait à lui proposer d’aller dormir. Finalement, il ne dit rien.
— Je suis désolé, fait Sérénac, mais là, je coince. Sans le visage de cette fille, je piétine sur son identification. Je suis juste certain que la scène se passe dans le salon de la maison des Morval, rue Claude-Monet, j’ai pu identifier les tableaux aux murs. Du coup, étant donné la tenue de la fille, cette espèce de blouse bleue à carreaux clairs, on pourrait penser qu’il s’agit d’une femme de ménage, mais Patricia Morval est muette sur ce point, elle passe son temps à les renvoyer les unes après les autres. En prime, selon Maury, qui a examiné la texture du papier, la photo remonterait elle aussi à au moins une dizaine d’années…
— Il est mort comment, Morval ? demande soudain Béatrice.
— Poignardé, le crâne défoncé puis noyé, répond machinalement Sérénac.
— Moi, je lui aurais aussi coupé les couilles.
Sexy, chiante, une femme enceinte… et câline… comme un serpent qui s’enroule autour de votre cou…
Sylvio sourit bêtement.
— Tu veux pas aller te coucher, bébé ?
Bébé ne répond pas. Laurenç s’amuse beaucoup.
— La relation remonte à dix ans, suggère Sylvio. Si la fille était tombée enceinte, son gosse aurait…
— Dix ans ! Moi aussi je sais compter. Je vois où tu veux en venir, mon grand, mais il faudra d’abord retrouver la fille avant de se demander si en prime elle est mère… Maintenant, à toi, ton Irlandaise…
— Ça risque d’être un peu long, patron, vous ne voulez pas continuer ?
Sérénac lève un œil étonné.
— Si tu préfères… Moi, au contraire, ce sera court.
La photo circule. Stéphanie Dupain et Jérôme Morval marchent le long d’un chemin de terre, sans doute le sentier au-dessus de Giverny. Ils se tiennent debout l’un à côté de l’autre, assez proches, main dans la main.