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— Comme vous le constatez, c’est plutôt chaste comme relation extraconjugale, commente Sérénac. N’est-ce pas, Béatrice ?

Sylvio est surpris, Béatrice hoche mollement la tête.

— Mouais, ajoute Bénavides. Sauf que le cliché figurait parmi les quatre autres. Si on fait l’amalgame…

— Justement ! On ne t’a pas appris qu’il faut toujours se méfier des amalgames, Sylvio ? C’est le b.a.- ba du métier. Surtout lorsqu’ils nous sont fournis par un bienfaiteur anonyme. Pour le reste, on connaît déjà tout sur la fille de la photo, Stéphanie Dupain, l’institutrice du village. Je la revois demain pour lui demander la liste des enfants de Giverny, ce qui fera plaisir à Sylvio, et accessoirement pour connaître l’emploi du temps de son mari, le matin du meurtre de Morval.

Laurenç attend un commentaire encourageant de Béatrice, mais elle a penché sa tête sur l’épaule de Sylvio et commence à plisser les yeux. Sylvio a remonté le châle jusqu’à son cou.

— Alors, fait Sérénac, ton Irlandaise ?

— Alysson Murer, murmure Sylvio sans bouger un cil. Mais tout d’abord, elle n’est pas irlandaise mais anglaise, de Durham, dans le nord de l’Angleterre, près de Newcastle. Et ensuite, la plage sur la photo, ce n’est pas l’Irlande, c’est l’île de Sercq.

— C’est pas en Irlande, Sercq ?

— Non, c’est bien plus bas, c’est une petite île anglo-normande à côté de Jersey, la plus jolie de toutes, à ce qu’il paraît…

— Et ton Alysson, alors ?

Béatrice a fermé les yeux. Son souffle, sur la nuque de Sylvio, fait doucement voler une mèche de duvet blond.

— C’est une longue histoire, chuchote Bénavides. Et n’en déplaise à l’évêque d’Évreux, elle ne fera rien pour l’honneur posthume de Jérôme Morval.

- SIXIÈME JOUR -

18 mai 2010

(Moulin des Chennevières)

Affolement

- 21 -

Comme vous l’avez déjà compris, ma chambre et ma salle de bains sont situées tout en haut, dans le donjon du moulin des Chennevières, cette petite tour carrée en colombage. Deux petites pièces minuscules que personne d’autre qu’une vieille folle ne voudrait habiter.

Je noue lentement mes cheveux. J’ai pris ma décision. Je dois sortir, aller voir Patricia Morval ce matin. Je détaille avec mauvaise humeur la tache sombre sur le parquet. La plupart des vêtements que j’ai portés hier lors de l’enterrement sont encore mouillés. Ils se sont égouttés toute la nuit, j’étais trop fatiguée, je n’ai pas fait attention, je les ai étendus là, dans la salle. Il y avait une mare d’eau ce matin, j’ai eu beau éponger, il reste une marque de bois humide. Je suis consciente que ce n’est que de l’eau, que le bois séchera. Mais cette tache m’obsède, juste en dessous de mes « Nymphéas » noirs, en plus.

Vous devez vous dire que je suis vraiment une vieille malade. N’est-ce pas ? Sur ce point, vous n’avez pas tort. Je m’approche de la fenêtre. Mon donjon présente au moins un avantage : dans tout Giverny, il n’existe pas de meilleur poste d’observation. De mon nid d’aigle, je domine le ru de l’Epte, la prairie jusqu’à l’île aux Orties, les jardins de Monet, le chemin du Roy jusqu’au rond-point…

C’est mon mirador. Je reste là des heures, parfois.

Je me dégoûte.

Qui aurait bien pu croire que je deviendrais cela : une mégère qui passe sa vie derrière des carreaux gris, espionnant les voisines, les inconnus, les touristes ?

La concierge du village.

Un hérisson, sans l’élégance.

C’est ainsi.

Parfois, je me lasse du flux ininterrompu des voitures, des autocars, des vélos, des piétons sur le chemin du Roy. Les derniers mètres du chemin de croix des pèlerins de l’impressionnisme.

Parfois non. Il y a de bonnes surprises, comme à l’instant.

Cette moto qui ralentit, pour tourner juste après le moulin, vers le village, rue du Colombier, il est impossible de la manquer.

L’inspecteur Laurenç Sérénac, en personne !

J’observe. Nul ne peut me voir, nul ne peut me soupçonner. Et quand bien même on repérerait mon manège, qu’est-ce que cela changerait ? Qu’y a-t-il de plus naturel qu’une vieille femme qui joue les commères, qui scrute chaque détail, chaque matin, jour après jour, comme un poisson rouge aux yeux globuleux qui oublie tout à chaque tour de bocal ?

Qui se méfierait d’un tel témoin ?

Pendant ce temps, la moto du policier a tourné dans la rue du Colombier. Voici donc le retour de l’inspecteur Sérénac, en route pour le grand désastre.

- 22 -

Laurenç Sérénac gare sa moto sur la place de la mairie, sous un tilleul. Cette fois-ci, il n’a rien laissé au hasard, il a programmé son arrivée devant l’école quelques minutes après la sortie des classes. Il a d’ailleurs croisé plusieurs enfants, rue Claude-Monet, admiratifs devant sa Tiger Triumph T100. Pour les gosses, il s’agit presque d’une pièce de collection…

Stéphanie lui tourne le dos. Elle classe des dessins d’enfants dans une grande pochette cartonnée. Il a décidé de parler le premier, c’est, pense-t-il, la meilleure façon de ne pas bafouiller, avant qu’elle se retourne, avant qu’elle ne pose sur lui le paysage infini de son regard.

— Bonjour, Stéphanie. Je reviens, comme promis, pour la liste des enfants.

L’institutrice tend une douce main couronnée d’un sourire sincère. Le sourire d’un détenu appelé au parloir, pense Sérénac, sans savoir pourquoi cette image lui vient.

— Bonjour, inspecteur, je vous ai tout préparé. Tout est là, dans l’enveloppe sur le bureau.

— Merci. Je vais vous avouer, j’ai un adjoint qui croit dur comme fer à cette piste, à cause de cette carte postale d’anniversaire retrouvée dans la poche de Jérôme Morval…

— Pas vous ?

— Je ne sais pas. Vous êtes mieux placée que moi. Pour tout vous dire, je crois que mon adjoint a échafaudé l’hypothèse que Jérôme Morval aurait pu avoir un enfant illégitime, il y a une dizaine d’années. Vous voyez le genre…

— Rien que ça ?

— Ça ne vous semble pas crédible ? Parmi tous vos petits écoliers, vous n’en avez aucun qui pourrait posséder un tel profil ?

Stéphanie glisse ses doigts vers l’enveloppe blanche, la colle contre la poitrine de l’inspecteur.

— Ça, c’est votre travail de fouiller dans la vie intime de mes petits loups. Pas le mien !

Sérénac n’insiste pas. Il observe la classe tout en faisant semblant de chercher ses mots. En réalité, l’inspecteur sait parfaitement ce qu’il va dire ensuite, il a tourné et retourné sa formule dans sa tête pendant toute la route de Vernon à Giverny, comme un vieux chewing-gum. Ses yeux se posent sur les couleurs pastel de l’affiche du concours « Peintres en herbe/Intemational Young Painters Challenge. » Il remarque que la fondation Robinson est également mentionnée sur une autre affiche accrochée dans la classe, qui vante en anglais l’intérêt de la National Gallery de Cardiff, sur fond de paysage de lande peint par Sisley. Après ce silence calculé, Sérénac se lance :

— Stéphanie, vous connaissez bien le village ?

— J’y suis née !

— Je cherche un guide… Comment vous dire, j’ai besoin de sentir Giverny, de comprendre… Je crois que je ne pourrai avancer qu’ainsi, dans cette enquête.

— « Observer et imaginer », comme les peintres ?

— Exactement.

Ils se sourient.

— OK, je suis à vous. J’enfile quelque chose et j’arrive.

Stéphanie Dupain a posé une veste de laine sur sa robe jaune paille. Tout en discutant, ils longent la rue Claude-Monet, descendent celle des Grands-Jardins, tournent vers la rue du Milieu, pour franchir à nouveau le ruisseau, de l’autre côté du chemin du Roy, juste devant le moulin des Chennevières. Stéphanie a promené des centaines de fois les enfants de sa classe dans les rues de Giverny. Elle en connaît toutes les anecdotes et les fait partager à l’inspecteur. Elle lui explique que chaque coin de rue de ce village, presque chaque maison, chaque arbre, aussi, est conservé et admiré quelque part à l’autre bout de la planète, dans un musée prestigieux, encadré et verni.