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Sérénac fronce les sourcils, comme pour signifier que même s’il ne prend pas une note il mémorise chaque détail.

— Bien, merci, on vérifiera. Vous allez recevoir la visite de mon adjoint, ou d’un agent. Rassurez-vous, ils sont beaucoup moins indiscrets que moi. Stéphanie, que faisait votre mari, le matin du drame ?

Stéphanie s’avance vers la berge, passe une feuille de saule entre ses doigts.

— C’est donc uniquement pour pouvoir m’interroger sur le lieu du crime que vous m’avez proposé de venir ici, inspecteur ? Pour me mettre en condition, comme on dit…

Sérénac bredouille :

— N… n’allez pas croire que…

— Jacques était parti à la chasse, ce matin-là, coupe Stéphanie. Tôt. Mais c’est souvent ainsi en cette période, lorsque le temps le permet… Mon mari n’a pas d’alibi, vous voyez. Mais pas de mobile non plus… Le fait que Jérôme Morval m’ait fait une cour discrète n’en constitue pas un… Nous nous sommes promenés quelquefois aux alentours, comme nous le faisons en ce moment, nous discutions peinture, c’était quelqu’un d’intéressant, de cultivé. Ma relation avec Jérôme Morval s’arrête là. Vous voyez, il n’y a pas de quoi motiver un crime.

Les yeux de Stéphanie Dupain suivent l’eau du ru, puis se posent sur Laurenç Sérénac.

Insondables.

— Tenez, inspecteur. Je pourrais glisser sur cette terre mouillée, tomber dans vos bras. Quelqu’un pourrait nous apercevoir… Observer. Imaginer. Nous photographier. C’est courant, ici. Et pourtant, nous sommes d’accord tous les deux, il ne se serait rien passé.

Sérénac ne peut s’empêcher de jeter un regard autour de lui. Il ne distingue que quelques passants assez éloignés dans la prairie. À part le moulin des Chennevières, il ne repère aucune autre habitation. Il bafouille sa réponse :

— Excusez-moi, Stéphanie. Je… Ce n’est qu’une piste… J’ai peut-être exagéré quand j’ai employé l’expression de « principal suspect »…

Il hésite un instant à continuer.

— En… en fait, d’après mon adjoint, l’inspecteur Bénavides, et je pense qu’il a raison, il y aurait trois mobiles possibles pour expliquer l’assassinat de Jérôme Morval : la jalousie en raison de ses nombreuses maîtresses, le trafic d’œuvres d’art lié à sa passion pour la peinture, ou une sorte de secret lié à un enfant…

Stéphanie réfléchit un court instant. Sa voix prend un troublant ton ironique :

— Si je vous suis, ce serait donc moi, alors, votre principale suspecte… Les trois mobiles mènent à moi, non ? Je conversais parfois avec Morval, j’organise un concours de peinture… Et qui connaît mieux que moi les enfants du village ?

Elle pince ses lèvres de craie rose et tend ses deux poings fermés, comme s’ils n’attendaient que d’être menottés.

Sérénac se force à rire.

— Rien ne vous accuse, au contraire ! D’après ce que vous m’avez affirmé, vous n’étiez pas l’amante de Morval, vous ne peignez pas non plus… Et vous n’avez pas d’enfants.

Les paroles désinvoltes de l’inspecteur se figent soudain dans sa gorge. Un subit voile sombre recouvre les yeux de Stéphanie, comme si les mots de Sérénac avaient provoqué chez elle une détresse intense.

La corde d’un violon qui casse.

Elle ne peut jouer à ce point la comédie, pense Sérénac. Il songe à ce qu’il vient d’affirmer.

Vous n’étiez pas l’amante de Morval.

Vous ne peignez pas.

Vous n’avez pas d’enfants.

Toute l’attitude de Stéphanie prouve qu’il s’est trompé… qu’une de ces affirmations est fausse.

Au moins une.

Laquelle ? Cela peut-il avoir un rapport avec son enquête, avec ce meurtre ? Une nouvelle fois, Laurenç Sérénac a l’impression d’avancer dans un marécage, de s’engluer dans des détails sans lien entre eux.

Ils remontent lentement vers l’école par la rue du Colombier sans ajouter un mot. Ils se séparent, troublés, sous le coup d’une gêne indicible.

— Stéphanie, comme le dit la formule, je vais vous demander de rester à la disposition de la police.

Il y met un sourire. Elle y répond avec une chaleur forcée :

— Bien volontiers, inspecteur. Il n’est pas difficile de me trouver. Je suis soit à l’école, soit chez moi, juste au-dessus de la cour.

Elle désigne du regard la lucarne ronde sous la mansarde.

— Mon univers n’est pas très étendu, comme vous pouvez le constater… Ah, si. Dans trois jours, le matin, j’emmène les enfants du village visiter les jardins de Monet.

Elle s’échappe vers la classe. Le mauve clair de ses iris continue de couler longuement sur les pensées de Sérénac, déformant toute la réalité de ce qu’il a entendu, la recomposant en un tableau étrange, brossé de traits de pinceau désordonnés.

Stéphanie Dupain.

Quel rôle joue-t-elle dans cette affaire ?

Suspecte ? Victime ?

Cette fille le déconcerte, terriblement. La seule attitude raisonnable serait de se dessaisir lui-même de cette affaire, de téléphoner au juge d’instruction, de tout confier à Sylvio ou à n’importe quel autre flic.

Une certitude, une seule, le retient, pourtant.

Cette intuition qu’il ne s’explique pas, ce sentiment lancinant que Stéphanie Dupain l’appelle au secours.

- 23 -

De mon donjon, je n’ai rien raté de la scène. Les deux promeneurs devant mon cerisier, les rubans d’argent dans les cheveux, la boue sur les godasses, juste devant la scène du crime.

Devant chez moi !

J’aurais tort de me priver, vous ne trouvez pas ? Leur histoire ne vous semble pas banalement évidente ? Une romance entre le bel inspecteur débarqué de nulle part et l’institutrice qui attend son sauveur ! Ils sont encore jeunes, ils sont beaux. Ils ont leur destin devant eux, entre leurs mains.

Tout est en place…

Le temps encore de quelques rendez-vous… La chair fera le reste.

Je quitte ma tour. Je peste. Je mets de longues secondes à descendre chaque marche. Je vais mettre encore plusieurs minutes à fermer ces trois serrures. J’ai même du mal à refermer la porte de chêne, elle est aussi lourde et aussi vieille que moi. C’est à croire que les charnières rouillent chaque nuit. À chacun ses rhumatismes, remarquez.

Je repense au flic et à l’institutrice. Oui, ces deux-là rêvent de crever le tableau. De déborder du cadre. Leur fuite est programmée sur une moto chromée et rutilante. Quelle fille ne rêverait pas d’une telle fuite, hein ?

À moins qu’un grain de sable ne se glisse, évidemment.

À moins que quelqu’un n’écrive l’histoire autrement.

— Tu viens, Neptune !

Je marche. Je marche. Comme souvent, je coupe par le parking du musée d’Art américain. Je passe devant le bâtiment. Comme d’habitude, je bougonne toute seule contre cette architecture hideuse genre pavillon des années 1970. Je suis au courant, bien entendu, un grand jardin était prévu pour dissimuler le musée. Ils ont planté devant lui un labyrinthe de troènes et de thuyas, il y a des années. Ils appellent cela un jardin impressionniste. Moi, je veux bien… Mais j’en connais dans leur lotissement qui ne voudraient même pas de ces haies pour remplacer leur clôture. Maintenant que les Français ont racheté ça aux Américains pour en faire le musée dés Impressionnismes, peut-être qu’ils vont tout raser ! Je vais vous dire, si on me demandait mon avis, je serais plutôt pour.

Enfin, de toute façon, je serai morte avant que tout cela se fasse. Pour l’instant, ils se sont juste contentés de poser dans le champ, derrière le musée, quatre meules de foin, à l’ancienne, il ne manque que la fourche plantée dedans. Je trouve que ça fait un peu bizarre derrière les thuyas mais après tout ça a l’air de plaire, il y a souvent des touristes ravis qui posent devant.