Lorsque j’étais plus jeune, je montais souvent derrière le musée, après la galerie Cambour. La vue sur les toits en terrasses végétalisés du musée est peu connue des touristes, mais assez surprenante. Même si la plus belle vue demeure celle de la colline au-dessus du château d’eau. À défaut de jambes, il me reste les souvenirs…
Je marche encore. Ma canne instable gratte le pavé. Pendant qu’un groupe de cinq personnes me double, des vieux, enfin, moins que moi ; ça parle anglais. C’est toujours ainsi en semaine, Giverny est aussi désert que n’importe quel autre village. À l’exception des autocars des tour operators… Les trois quarts des visiteurs qui descendent du car parlent anglais et font un aller-retour dans la rue Claude-Monet, vont jusqu’à l’église et reviennent par la même route. À l’aller, ils regardent les galeries et au retour ils achètent. Le week-end, c’est différent, les Parisiens débarquent, et puis les Normands, un peu.
Même si le groupe devant moi me distance, j’avance, à mon rythme. J’aimerais pouvoir accélérer le pas lorsque je passe devant la galerie Kandy. Amadou Kandy tient la plus vieille galerie d’art de Giverny.
Trente ans que je le croise. Trente ans qu’il me rase…
Raté !
Son magasin d’art ressemble à une sorte de caverne d’Ali Baba. Il franchit le pas de sa porte dès qu’il me voit.
— Alors, ma belle. Toujours à traîner dans les rues comme un fantôme ?
— Bonjour, Amadou. Excuse-moi, je suis pressée…
Il éclate de son grand rire de géant sénégalais. À ma connaissance, il est le seul Africain du village. Parfois, je passe un peu plus de temps avec lui. Il me raconte ses affaires, ses rêves de négocier un jour un Monet, lui aussi. Le jackpot… Un « Nymphéas », n’importe lequel. En noir, pourquoi pas… Parfois lui aussi rôde autour du moulin des Chennevières. Amadou Kandy trafiquait pas mal avec Jérôme Morval. Je dois rester méfiante. J’ai aussi appris qu’il a eu affaire aux flics, il n’y a pas si longtemps.
Je continue. La rue Claude-Monet m’apparaît chaque jour plus interminable. Les touristes s’écartent devant moi pour me laisser passer. Parfois, il y a même des connards pour me prendre en photo, comme si je faisais partie du paysage…
71.
J’y suis !
Je détaille le nom sur la boîte aux lettres. « Jérôme et Patricia Morval », comme si le couple vivait encore sous le même toit. Je comprends Patricia. Ce n’est pas facile de gratter une étiquette au nom d’un mort.
Je sonne à la cloche. Plusieurs fois. Elle sort.
Elle semble étonnée.
On le serait à moins ! Cela fait des mois qu’on n’a pas échangé plus de deux mots, un bonjour dans la rue, tout au plus. J’entre, je m’approche, je chuchote presque à son oreille :
— Il faut que je te parle, Patricia… J’ai des choses à te dire. Des choses que j’ai apprises et d’autres que j’ai comprises…
Lorsqu’elle me laisse passer, je remarque qu’elle est blême. Les deux immenses « Nymphéas » dans le long couloir me donnent le tournis. Moins qu’à Patricia, visiblement. J’ai l’impression qu’elle va tourner de l’œil.
Elle a toujours été un peu faiblarde, la Patricia.
Elle bredouille :
— Cela… cela concerne le meurtre de Jérôme ?
— Oui… entre autres confidences.
J’hésite. Malgré tout, même si je n’ai plus rien à perdre, ce n’est pas facile à lui jeter à la figure, ce genre d’aveux. Je voudrais vous y voir. J’attends qu’elle soit assise dans un fauteuil en cuir du salon et je lui lance :
— Oui, Patricia, cela concerne le meurtre de Jérôme. Je… je connais le nom de son assassin.
Sylvio Bénavides se demande depuis de longues secondes ce que peuvent bien fabriquer ces crocodiles dans l’étang aux Nymphéas. Il se doute qu’il s’agit là de quelque chose comme une libre interprétation du peintre, un certain Kobamo, mais il s’interroge, y aurait-il un message derrière tout ça ? Pour tromper son attente, il compte les crocos dans le tableau, Kobamo en a caché un peu partout sous les nénuphars. Des yeux, des narines, des queues.
Derrière lui, la porte de la galerie d’art s’ouvre pour laisser Laurenç Sérénac entrer. L’inspecteur Bénavides tourne vers Amadou Kandy un sourire soulagé.
— Je vous avais bien dit qu’il n’allait pas tarder.
Amadou Kandy lève ses mains avec lenteur. Le galeriste sénégalais doit mesurer approximativement la taille de deux touristes japonais. Il est habillé d’un large boubou dont les motifs mélangent dans un patchwork improbable des imprimés africains et des tons pastel.
— Je n’étais pas inquiet, inspecteur, j’en suis conscient, mon temps est beaucoup moins précieux que le vôtre.
La galerie Kandy ressemble à un immense capharnaüm. Des toiles de tout format sont entassées dans chaque coin de la pièce, donnant au magasin un chic de musée en plein déménagement, et offrant sans doute au touriste connaisseur l’illusion de pouvoir négocier une bonne affaire chez ce galeriste bordélique.
Amadou Kandy est un malin.
Les inspecteurs se sont installés où ils ont pu. Sylvio Bénavides est assis sur une marche d’escalier entre deux cartons et Laurenç Sérénac a les fesses coupées en deux par le rebord d’un vaste bac en bois dans lequel se perdent des lithographies au fusain.
— Monsieur Kandy, vous connaissiez bien Jérôme Morval… commence Sérénac.
Amadou Kandy est resté debout.
— Oui, Jérôme était un amateur d’art éclairé. On discutait, je le conseillais. C’était un homme de goût… J’ai perdu un ami.
— Un bon client, aussi.
C’est Sérénac qui a dégainé le premier. À croire que le mal au cul le rend agressif. Kandy ne se départ pas de son sourire de pasteur.
— Si vous voulez… c’est votre métier de penser ainsi, inspecteur.
— Bien, donc vous me pardonnerez d’entrer directement dans le vif du sujet. Jérôme Morval vous avait confié la mission de trouver un « Nymphéas » ?
— Et vous le faites bien, votre métier, lance Kandy dans un petit rire. Oui, entre autres investigations, Jérôme m’avait demandé d’effectuer une veille sur le marché des œuvres de Claude Monet.
— Des « Nymphéas » en particulier ?
— Oui… Entre nous, c’était sans espoir, Jérôme le savait, mais il aimait les défis un peu fous…
— Pourquoi vous ? intervient Bénavides.
Amadou Kandy tourne la tête. Il se rend compte seulement maintenant qu’il se tient debout, pile au milieu des deux inspecteurs.
— Comment cela, pourquoi moi ?
— Oui, pourquoi Morval s’est-il adressé à vous et pas à un autre galeriste d’art ?
— Pourquoi pas moi, inspecteur ? Vous pensez que je n’étais pas l’expert approprié ?
Kandy force son sourire blanc et ses pupilles écarquillées.
— S’il s’était agi de travailler sur les arts primitifs, là d’accord, mais charger un Sénégalais d’une recherche sur des impressionnistes… Rassurez-vous, inspecteur, Jérôme m’a aussi confié la mission de trouver une corne de gazelle magique…
Sérénac rit franchement tout en s’étirant le dos.
— Vous êtes un malin, monsieur Kandy, les collègues nous ont prévenus. Mais là, on est pressés… Alors…
— Vous n’aviez pourtant pas l’air bien pressé tout à l’heure…
— Tout à l’heure ?
— Tout à l’heure. Il y a une heure ou deux. Vous êtes passé devant la galerie, mais je me suis bien gardé de vous déranger, vous aviez l’air très concentré sur les explications de votre guide.