Bénavides se trouble. Sérénac encaisse.
— Vous êtes vraiment un malin, Kandy.
— Giverny est un petit village, fait le galeriste en se tournant vers la porte, juste deux rues.
— J’ai déjà entendu ça…
— Cela dit, inspecteur, pour être tout à fait franc, ce n’est pas vous que j’ai remarqué, c’est votre guide, notre jolie institutrice de Giverny. Je vous ai juste vu et je me suis dit quelque chose comme « Ce type est un sacré veinard ». Vous savez, pour un peu, j’aurais bien fait des gosses rien que pour avoir le plaisir de les emmener à l’école et d’y croiser Stéphanie Dupain tous les matins…
— Comme votre ami Morval.
Kandy se recule un peu pour pouvoir embrasser du même regard les deux policiers assis.
— Sauf que Jérôme n’avait pas d’enfants, répond le galeriste. Vous aussi, vous êtes un malin, inspecteur.
Il se tourne vers Sylvio.
— Et vous, par contre, vous êtes du genre fouineur. Vous devez former un duo efficace tous les deux. Comment décrire votre couple… Le singe et le tamanoir ? Ça vous irait ?
Sérénac pivote et change de fesse.
— Vous inventez souvent des proverbes africains ?
— Tout le temps, ça fait très couleur locale, mes clients adorent. J’invente des proverbes pour les couples, je trouve des surnoms d’animaux à monsieur et madame. C’est mon petit truc commercial personnel. Vous n’imaginez pas à quel point cela fonctionne.
— Ça marche aussi avec les couples de flics ?
— Je m’adapte.
Sérénac s’amuse beaucoup. Bénavides, lui, semble agacé. Ses pieds fouettent la première marche de l’escalier.
— Vous connaissiez Alysson Murer ? lance-t-il brusquement.
— Non…
— Votre ami Morval, lui, la connaissait.
— Ah ?
— Vous aimez les histoires, monsieur Kandy ?
— J’adore, mon grand-père en racontait à toute ma tribu, à la veillée. Ça remplaçait la télé. Avant, on faisait griller des criquets…
— Tirez pas trop sur la corde, Kandy.
Bénavides s’accroche à la rampe de l’escalier, se lève, étire un peu ses membres ankylosés et tend une photographie au galeriste. Alysson Murer, sur la plage de Sercq, allongée aux côtés de Jérôme Morval.
— Comme vous pouvez le constater, commente Sylvio, il s’agit d’une des amies intimes de votre ami Jérôme Morval.
Amadou Kandy apprécie en connaisseur le cliché. Sérénac prend le relais de son adjoint :
— Sur la photographie, ou pourrait croire que miss Murer est plutôt une jolie fille, mais en réalité notre Alysson possède un visage, disons, ingrat. Rien de bien méchant, on dira juste qu’elle n’a aucun charme particulier. Comme nous sommes des flics malins, fait Laurenç en lançant un clin d’œil à Sylvio, malins et fouineurs, nous nous sommes dit que quelque chose ne collait pas, entre cette Alysson et les autres conquêtes féminines de Jérôme Morval. N’est-ce pas étrange, monsieur Kandy, pourquoi Jérôme Morval aurait-il flirté avec cette fille banale qui bosse à la comptabilité d’une boîte d’assurances à Newcastle ?
Amadou Kandy rend la photographie aux policiers.
— Il faut peut-être simplement relativiser votre jugement esthétique. Cette demoiselle est anglaise…
Une nouvelle fois, Sérénac ne peut s’empêcher de rire, au risque de basculer dans le bac aux lithographies. Bénavides assure l’intérim.
— Je vais continuer mon histoire, monsieur Kandy, si vous me le permettez. Alysson, pour seule famille, possède une grand-mère, Kate Murer, qui habite depuis toujours une maison de pêcheur sur l’île de Sercq, une pauvre maison de rien du tout qui se délabre au fil du temps. Chez elle, Kate Murer ne possède que de vieux objets sans valeur, des bibelots, des bijoux de pacotille, toute une série de tableaux anciens dont personne ne voudrait, de la vaisselle ébréchée, et même une reproduction d’un « Nymphéas » de Monet, une petite toile, 60 sur 60. Elle y est attachée, Kate, à tout ça, pas pour la valeur, vous vous en doutez, mais parce que c’est tout ce qui lui reste de sa famille. Je vous parle de Kate parce que Jérôme Morval s’est rendu plusieurs fois sur l’île de Sercq avec la jeune Alysson Murer. Et à cette occasion, il s’est également lié d’amitié avec sa grand-mère. Quand on est un flic fouineur, vous voyez, Kandy, du genre tamanoir, on se pose alors forcément une question : mais que diable Jérôme Morval allait-il faire chez cette vieille Anglaise, sur cette foutue île de Sercq ?
Patricia Morval observe la silhouette voûtée noire qui s’éloigne. La canne crisse sur le bitume de la rue Claude-Monet à chaque pas de la vieille femme qui descend vers le moulin des Chennevières. Neptune la rejoint, à peu près à hauteur de l’agence immobilière Immo-Prestige. Patricia Morval se demande combien de temps a duré cet entretien surréaliste.
Une demi-heure peut-être ?
À peine plus.
Mon Dieu !
Une seule demi-heure a suffi pour faire basculer toutes ses certitudes. Patricia Morval a du mal à mesurer les conséquences de tout ce qu’elle vient d’entendre. Doit-elle croire cette vieille folle ? Et surtout, que doit-elle faire, maintenant ?
Elle traverse le couloir, évitant de noyer son regard dans les longs panneaux de « Nymphéas ». Il faudrait en parler à la police. Oui, c’est ce qu’il faudrait faire…
Elle hésite.
À quoi bon ? À qui faire confiance ?
Elle fixe des fleurs fanées qui dépassent du vase japonais ; elle se souvient de chaque détail de la visite de l’inspecteur Sérénac, de son regard inquisiteur, de sa façon d’évaluer chaque tableau accroché au mur, de son malaise dans le couloir devant les « Nymphéas ». Mon Dieu… Elle se repose la question. À qui peut-elle faire confiance ?
Patricia s’assoit dans le salon, elle repense longuement à la conversation qu’elle vient d’avoir. Il n’y a qu’une seule question à se poser, en fait : est-il encore possible de réparer ce qui peut l’être ? Peut-elle inverser le cours des choses ?
Patricia marche jusqu’à une petite pièce presque entièrement occupée par un bureau et un ordinateur. Il est allumé. Sur l’écran de veille défile un panorama de photographies de paysages givernois ensoleillés. Cela fait seulement quelques mois que Patricia a commencé à s’intéresser à Internet. Jamais elle n’aurait cru se passionner à ce point pour un clavier et un écran. Et pourtant… ce fut le coup de foudre. Désormais, elle y passe des heures. Grâce à Internet, Patricia a même redécouvert Giverny, son propre village. Sans Internet, se serait-elle doutée qu’il existait à portée de clic des milliers de photographies de son village, toutes plus envoûtantes les unes que les autres ? Sans Internet, aurait-elle pu imaginer les milliers de commentaires des visiteurs sur les forums du monde entier, tous plus enthousiastes les uns que les autres ? Il y a quelques mois, Patricia est restée stupéfaite par la beauté d’un site, Givernews. Depuis, il ne se passe pas une semaine sans qu’elle ne surfe sur ce blog et son incroyable poésie quotidienne.
Pas aujourd’hui !
Dans l’instant, Patricia cherche autre chose sur la toile. La flèche de sa souris se pose sur l’étoile jaune qui indique ses adresses favorites. Elle déroule le menu et se fige sur le site Copainsdavant.linternaute.com.
Quelques secondes plus tard, Patricia clique sur « Giverny » dans le moteur de recherche. La photographie qu’elle recherche l’attend. Il est impossible de la rater, c’est la seule photographie de classe de tout le site qui date d’avant-guerre.