De l’année 1936-1937, très exactement.
Un instant, Patricia se demande ce que doivent penser les internautes qui tombent sur le site par hasard.
Que vient faire ici cette photo de classe préhistorique ?
Qui peut bien rechercher des amis qui ont partagé les bancs d’une classe soixante-quinze ans auparavant ?
Patricia scrute longtemps les visages sages des élèves sur le vieux cliché. Mon Dieu, elle peine encore à croire les révélations que cette vieille folle vient de lui confier. Est-ce possible ? N’a-t-elle pas tout inventé ? L’assassin de Jérôme peut-il réellement être celui qu’elle dénonce, le dernier individu qu’elle aurait soupçonné ?
Tout son corps en tremble, rien qu’à observer ces visages gris. Des larmes froides coulent de ses yeux. Après une longue hésitation, elle se redresse.
Elle sait ce qu’elle va faire, elle a décidé. Elle traverse à nouveau le salon et déplace machinalement de quelques centimètres le petit bronze de diane chasseresse sur le buffet de merisier.
Après tout, qu’est-ce qu’elle risque, maintenant ?
Elle ouvre un tiroir du buffet et en sort un vieil agenda noir. Elle s’assoit à nouveau dans le fauteuil en cuir, compose le numéro sur son téléphone sans fil.
— Allô. Commissaire Laurentin, ici Patricia Morval.
Un long silence lui répond, à l’autre bout du fil.
— L’épouse de Jérôme Morval. L’affaire Morval, le chirurgien ophtalmologue qui a été assassiné à Giverny, vous voyez ce dont je veux parler…
Une voix agacée s’exprime cette fois :
— Oui… Je vois, bien entendu. Je suis en retraite mais je ne souffre pas encore d’Alzheimer…
— Je sais, je sais, c’est pour cela que je vous appelle, j’ai lu souvent votre nom dans les journaux de la région. Des éloges… J’ai besoin de vous, commissaire… pour… comment appeler cela… disons, une contre-enquête. Une investigation parallèle à l’enquête officielle…
Un long silence se glisse entre les deux interlocuteurs.
Des éloges…
À l’autre bout du fil, le commissaire Laurentin ne peut s’empêcher de repenser aux enquêtes les plus importantes de sa carrière. Ses années passées au Canada et son intervention dans l’affaire du musée des Beaux-Arts de Montréal, en septembre 1972, l’un des plus grands vols d’œuvres d’art de l’histoire, dix-huit toiles de maîtres envolées, Delacroix, Rubens, Rembrandt, Corot… Son retour au commissariat de Vernon, en 1974, et sa plus grande investigation, onze ans plus tard, trois ans avant la retraite, en novembre 1985, le vol de neuf tableaux de Monet au musée Marmottan, dont le fameux Impression, soleil levant. C’est lui, Laurentin, associé à la police de l’art, soit l’OCBC, l’Office central de lutte contre le trafic de biens culturels, qui avait fini par retrouver les tableaux en 1991, à Porto-Vecchio, chez un bandit corse, après qu’ils eurent transité chez un yakuza japonais, Shuinichi Fujikuma… Une affaire d’ampleur nationale, des gros titres dans les journaux de l’époque… C’était il y a une éternité…
Laurentin rompt enfin le silence.
— Je suis en retraite, madame Morval. La retraite d’un commissaire de police n’a rien d’exceptionnel d’un point de vue financier, mais je m’en contente. Pourquoi ne pas faire appel à un détective privé ?
— J’y ai pensé, commissaire. Bien entendu. Mais aucun détective ne possède votre expérience en ce qui concerne les questions de trafic d’art. Il s’agit là d’une compétence importante dans cette affaire…
La voix du commissaire Laurentin se fait plus étonnée :
— Qu’est-ce que vous attendez de moi ?
— Votre curiosité commence à l’emporter, commissaire ? Je vous avoue, je l’espérais. Je vais vous dépeindre le tableau. Vous évaluerez. Ne pensez-vous pas que le jugement d’un enquêteur, jeune, inexpérimenté, qui tomberait stupidement amoureux de la principale suspecte, ou de la femme du principal suspect, serait particulièrement perturbé ? Pensez-vous qu’il pourrait aller au bout de son investigation ? Avec objectivité ? Avec clairvoyance ? Pensez-vous qu’on puisse lui faire confiance pour faire surgir la vérité ?
— Il n’est pas seul. Il a un adjoint… une équipe…
— Sous son influence, sans initiative…
Le commissaire Laurentin tousse au bout du fil.
— Excusez-moi. Je suis un ex-flic de presque quatre-vingts ans. Je n’ai pas mis les pieds dans un commissariat depuis dix ans. Je ne comprends toujours pas ce que vous attendez de moi…
— Je vais aiguiser encore votre curiosité, alors, commissaire. Puisque vous lisez encore les journaux, je vous conseille de vous reporter à la rubrique nécrologique. Les pages locales. Cela va vous intéresser, j’en suis certaine.
La voix du commissaire Laurentin devient presque ironique :
— Je vais le faire, madame Morval. Vous vous en doutez, on ne se refait pas. Vos étranges devinettes me changent de mes sudokus, ce n’est pas tous les jours qu’une telle demande vient bousculer la routine d’un vieux flic célibataire. Mais je ne vois toujours pas où vous vous voulez en venir.
— Vous souhaitez que je sois plus précise encore ? C’est cela, n’est-ce pas ? Disons alors qu’un inspecteur trop jeune s’intéresserait peut-être un peu trop à la peinture, à l’art en général, aux « Nymphéas »… et pas assez aux personnes âgées.
Un silence s’éternise encore avant que le commissaire ne réponde.
— Je suppose que je devrais être flatté par vos allusions, mais tout mon passé de flic est loin derrière moi. Je ne suis plus dans le coup, vraiment. Si c’est une contre-enquête que vous attendez de moi, je ne crois pas que vous vous adressiez à la bonne personne. Contactez la police de l’art. J’ai des collègues plus jeunes qui…
— Commissaire, coupe Patricia, effectuez vos propres investigations. En amateur. Sans a priori. C’est aussi simple que cela. Je ne vous en demande pas davantage. Vous verrez bien… Tenez, je vais vous donner un indice qui j’espère mettra en appétit votre curiosité. Allez sur Internet, connectez-vous à un site plus précisément, le site Copains d’avant. Si vous avez des enfants ou des petits-enfants, ils connaissent forcément. Tapez Giverny. 1936-1937. C’est un point de départ intéressant pour cette enquête, je crois… Pour l’observer sous un autre angle. Enfin, vous verrez.
— Quel est votre but, madame Morval ? Une vengeance, c’est de cela qu’il s’agit ?
— Non, commissaire. Oh non. Pour la première fois de ma vie, ce serait même plutôt l’inverse…
Patricia Morval raccroche, presque soulagée.
Elle voit par la fenêtre le soleil, au loin, descendre doucement derrière les coteaux de la Seine, figeant le méandre dans un éphémère mais quotidien trompe-l’œil impressionniste.
Dans la galerie d’Amadou Kandy, l’inspecteur Bénavides s’étonne un peu du manque de réaction apparente du géant sénégalais. Plus il observe cette galerie et moins il trouve qu’elle ressemble aux autres. En général, les murs des boutiques d’art sont immaculés, blancs, cultivent une beauté propre et discrète. Dans la galerie Kandy, à l’inverse, des cloques gonflent la peinture écaillée des murs, des ampoules pendent du plafond, les briques semblent plus scellées par la poussière que par le mortier. Amadou Kandy, à l’évidence, produit beaucoup d’efforts pour transformer son magasin en caverne. Sylvio insiste :
— Si je résume, monsieur Kandy… Nous voici face à une maîtresse sans charme, une grand-mère sans argent, une île anglo-normande pluvieuse. Il ne vous étonne pas, votre ami Morval ?