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— J’aimais bien son côté original…

— Et Sercq ?

— Quoi, Sercq ?

— Vous aimiez bien Sercq, vous aussi, Kandy.

Bénavides laisse volontairement passer un silence avant de poursuivre :

— Vous vous êtes rendu sur l’île de Sercq pas moins de six fois au cours des dernières années, et comme par hasard quelques mois avant que Jérôme Morval ne rencontre Alysson Murer.

Sérénac observe son adjoint et se dit que si Sylvio savait mimer le tamanoir, ou imiter son cri, il ne s’en priverait pas. Pour la première fois, quelques secondes, Amadou Kandy apparaît ébranlé, des rides le vieillissent entre chaque tempe. Bénavides pousse l’avantage :

— Monsieur Kandy, est-il indiscret de vous demander ce que vous alliez faire sur Sercq ?

Amadou Kandy regarde les passants marcher dans la rue Claude-Monet, comme pour chercher une parade, puis se retourne. Il a retrouvé son sourire de bonimenteur.

— Inspecteur, vous savez comme moi que Sercq est le dernier paradis fiscal européen. Ne le répétez pas, mais je vais y blanchir mon argent. Diamant, ivoire, épices, cela rapporte, vous n’avez pas idée. Sans parler du commerce de cornes de gazelle magique… Sercq, c’est les DOM-TOM de l’Angleterre… C’est une île d’indigènes, si vous voulez.

Sylvio hausse les épaules et reprend :

— En réalité Kandy, Alysson et sa grand-mère Kate possèdent de lointaines origines françaises. On a même toutes les raisons de penser qu’un de leurs aïeux serait Eugène Murer. Je suppose qu’au moins vous connaissez Eugène Murer ?

— Si vous me posez la question, je suppose qu’au moins vous savez déjà que je suis l’expert désigné par la Direction régionale des affaires culturelles pour recenser la collection Murer.

Le galeriste se penche vers des tableaux posés contre le mur, en extrait avec précaution un paysage de village africain, à la fois naïf et coloré. Il se relève avec un sourire ravi et poursuit son monologue :

— Parmi tous les peintres impressionnistes, attachante trajectoire que celle d’Eugène Murer, non ? C’était un jeune homme passionné de littérature et de peinture, mais, hélas pour lui, pauvre… Il deviendra peintre et collectionneur par passion et, parce qu’il faut bien vivre, pâtissier, à Paris et à Rouen… De son vivant, Eugène Murer sera plus riche que la plupart de ses amis peintres, Van Gogh, Renoir, Monet, il les aidera, il les soutiendra, il les nourrira même, le brave homme… Il peindra, aussi, mais qui se souvient aujourd’hui d’Eugène Murer ?

Amadou Kandy pose devant les deux policiers le tableau africain.

— Autre détail, Eugène Murer partira deux ans peindre en Afrique, de 1893 à 1895, loin de toute influence, et reviendra avec des valises pleines de tableaux. Si vous avez un peu de goût, vous constaterez que Murer était un excellent coloriste, et que le mélange d’impressionnisme et d’art naïf proche des primitifs ne manque pas de surprendre…

Laurenç Sérénac a décollé ses fesses du bac et évalue le tableau avec une attention étonnée. Sylvio Bénavides ne se laisse pas distraire.

— Bien, merci, monsieur Kandy. Donc, nous savons tout sur l’ancêtre des Murer, Eugène, peintre, pâtissier et collectionneur. Si vous voulez bien, revenons à ses descendantes, Alysson et Kate. Il y a deux ans, Kate Murer est menacée d’expulsion par le seigneur de Sercq. Oui, oui, j’ai été étonné moi aussi, mais sur Sercq, c’est encore un seigneur qui fait la loi. Que voulez-vous, la vie est dure dans les paradis fiscaux, Kate doit rénover sa maison délabrée qui fait honte aux voisins et aux touristes, ou bien déguerpir. C’est alors que Jérôme Morval intervient. Il fréquente alors régulièrement sa petite-fille et a passé à Sercq, chez la grand-mère, quelques week-ends que l’on peut supposer romantiques. Notre aimable Morval propose d’aider Kate Murer. Cinquante mille livres. Un prêt sans intérêt, comme cela, par simple amitié. Etonnant, non ?

— Jérôme était un chic type, commente Amadou Kandy.

— N’est-ce pas ? Kate Murer téléphone à Alysson sa petite-fille, et lui confirme que son bon ami, Jérôme Morval, est décidément un homme charmant. Non seulement il lui prête cinquante mille livres, mais il est tellement délicat que pour ne pas la vexer il lui a proposé, en échange du prêt, de la débarrasser de son stock de vieux tableaux, dont cette encombrante reproduction des « Nymphéas » de Monet.

— Qu’est-ce que je vous disais, commente Amadou Kandy avec malice. Tact et générosité, c’était tout Jérôme, ça.

Sérénac détache enfin ses yeux des couleurs chaudes du village africain de Murer et prend le relais de son adjoint :

— Un saint homme, nous sommes d’accord. Sauf que notre Alysson possède peut-être un visage ingrat, mais la fille n’est pas sotte. Cette proposition lui met la puce à l’oreille, on va dire ça comme ça, elle convoque un expert, un autre expert je veux dire, pas vous, Kandy.

Le galeriste encaisse en souriant.

— Vous ne vous doutez pas de la suite ? poursuit Sérénac.

— Je brûle d’impatience de l’entendre, messieurs, avec l’entraînement, tous les deux, vous racontez maintenant presque aussi bien que mon grand-père marabout.

Sérénac claque sa chute :

— Le « Nymphéas » de Kate Murer était un vrai Monet, pas une reproduction ! Il valait cent fois, mille fois la proposition de Morval…

Les murs de la galerie tremblent du rire tonitruant de Kandy.

— Sacré Jérôme !

— Vous connaissez la fin de l’histoire ? enchaîne Bénavides, au bord de l’explosion. Alysson Murer, bien entendu, rompt toute relation avec ce si gentil gentleman français… Kate, la grand-mère, perd à la fois un gendre et un ami, refuse de vendre la toile, mais sera tout de même expulsée de sa maison de pêcheur… On la retrouve deux jours plus tard, elle s’est jetée du haut de la falaise, au pont de La Coupée, l’isthme qui relie les deux parties de l’île. Vous savez ce qu’il reste d’elle ?

Kandy, penché sur la toile de Murer qu’il cherche à ranger, ne répond pas.

— Un banc ! crie Sylvio. Un banc avec son nom, sa date de naissance et celle de sa mort, scellé face à la falaise de laquelle elle s’est jetée. C’est la tradition à Sercq, pas de cimetière, pas de tombes, juste un banc de bois sur lequel est gravé le nom du Sercquiais disparu, un banc public, posé au beau milieu de la nature, face à la mer… Avant de mourir, Kate avait mentionné par testament qu’elle faisait don du tableau à la National Gallery de Cardiff…

Kandy se relève, sans se départir de son sourire.

— Il y a une morale, alors, inspecteur. Sercq gagne un banc, le musée de Cardiff un « Nymphéas », Jérôme Morval un prétexte pour rompre avec la plus laide de ses maîtresses…

Il réduit de quelques décibels l’intensité de son rire.

— Monsieur Kandy, insiste Bénavides, le visage fermé. Vous êtes l’expert qui a officiellement été désigné par la DRAC de Normandie pour travailler sur la collection Murer…

— Et alors ?

— Quand on sait que Morval vous a confié la mission de trouver un « Nymphéas », que vous connaissiez la collection Murer, que vous vous êtes rendu plusieurs fois à Serq…

— Je pourrais avoir soufflé à mon grand ami que le « Nymphéas » de Kate Murer n’était peut-être pas une reproduction… C’est bien ce que vous sous-entendez ?

— Par exemple.

— Même si on imagine que cela ait été le cas, y aurait-il quelque chose d’illégal à cela ?

— Non, c’est vrai.

— Alors, que cherchez-vous ?

Sylvio Bénavides s’est hissé sur la troisième marche de l’escalier, ce qui lui permet de se trouver à la même  hauteur qu’Amadou Kandy.